Un jeune chercheur, russophone et actuellement travaillant en Russie, le propose ce texte fort intéressant sur une vallée d'Asie centrale : le sujet me semble passionnant, car il illustre ce que je crois possible, même si je ne l'ai pas encore théorisé : la possibilité d'une microgéopolitique. Il ne s'agit d'ailleurs pas forcément d'une affaire d'échelle : mais il faudra que j'y revienne quelque jour prochain.
En attendant, ce texte relativement court (environ 10.000 caractères) existe aussi en version plus longue : j'espère que le sujet intéressera un rédacteur en chef de revue qui voudra bien passer commande, ou regarder ce qu'on peut demander à cet émule de René Cagnat... et alors que les récents événements au Kirghizistan ne sont pas terminés. Merci à Alexandre Guérin pour cet aperçu.
O. Kempf
Introduction
Située à cheval sur trois États d'Asie Centrale (Ouzbékistan, Kirghizistan et Tadjikistan), la Vallée du Ferghana inquiète autant qu'elle fascine. Oasis de verdure niché entre les hauts sommets d'Asie Centrale, elle fut longtemps un foyer d'insurrection et une épine dans le pied de l'empire soviétique. Aujourd'hui, elle demeure à la fois importante par sa population, son potentiel économique, et dangereuse en raison des tensions qui couvent en son sein. Alors que le Kirghizistan est secoué à la suite du récent changement de régime.
(care tirée de la documentation française)Une vallée et des hommes
La vallée du Ferghana est une région fertile s'étendant sur environ 22.000 km², au sol riche en sédiments et traversée par le Syr Daria, l'un des deux principaux fleuves de l'Asie Centrale. Cet oasis de verdure dans une région de montages et de déserts est également un des principaux foyers de peuplement de la région qui compte aujourd'hui près de 10 millions d'habitants (un cinquième de la population de toute l'Asie Centrale). Densément peuplée, elle abrite un partie très importante de la population et du potentiel économique du Tadjikistan et du Kirghizistan, bien qu'elle soit dans son ensemble peuplée à 85% d'Ouzbeks. (voir tableau ci dessous).
Population Surface agricole Production agricole Production industrielle Ouzbékistan 25,00% 25,00% 25,00% Tadjikistan 30,00% 75,00% 90,00% Kirghizistan 50,00% 50,00% 50,00% 50,00% Source: Thierry KELLNER & Mohammed REZA-JALILI, Géopolitique de l nouvelle Asie Centrale, PUF, Paris, 2006, pp 333-334.
La vallée du Ferghana: du Grand Jeu à la Guerre contre la Terreur
Contrôlée par trois khanats musulmans, puis par l'Empire Russe dès la fin du XIXème siècle, la vallée ne connaît pas de bouleversement profond avant la Révolution Bolchevique. Devant la volonté du nouveau pouvoir de soviétiser une société islamique traditionnelle, les habitants de la région se soulèvent . La « Révolte des Basmatchis » embrase l'Asie Centrale soviétique jusqu'au milieu des années 1920, et des troubles sporadiques éclatent jusqu'à la veille de la Seconde Guerre Mondiale . Les décennies qui suivent transforment la vallée et toute la région en profondeur par l'extension de la culture du coton, le développement socio-économique et l'urbanisation. La gestion de l'eau est alors totalement intégrée au sein de l'espace soviétique, comme en témoignent la configuration des infrastructures hydriques et les d'échange entre républiques. Les républiques montagnardes ne produisent pas d'hydroélectricité en hiver et relâchent l'eau accumulée en été pour favoriser la culture du coton, et les républiques situées en aval, productrices d'hydrocarbures, approvisionnent le Tadjikistan et le Kirghizistan en énergie pendant les mois d'hiver. Le prix écologique à payer est cependant lourd, et les conséquences sont encore bien sensibles aujourd'hui.
Après 1991, les nouveaux États doivent gérer l'héritage écologique de l'URSS sans parvenir à établir des mécanismes fonctionnels pour gérer l'eau à l'échelle régionale en l'absence de Moscou. Les conséquences de cette impasse politique sont aggravées par la régression rapide du niveau de vie et le développement rapide de l'islamisme radical.
La région attire au cours des années 1990 l'attention de compagnies pétrolières en quête de nouveaux gisements ainsi que des États voisins (Russie et Chine en tête), inquiets de l'influence déstabilisatrice de l'agitation islamiste sur leurs marges. Suite au début de l'opération « Enduring Freedom » en 2001, l'attention se focalise de nouveau sur l'Asie Centrale et l'arrivée en force des États-Unis dans ce « pré carré » de la Russie. Cependant, les espoirs de stabilisation, de développement et de démocratisation qui avaient pu naitre dans la région au lendemain du 11 septembre ne se sont pas concrétisés. La région demeure aujourd'hui entre les mains de régimes plus ou moins autoritaires, maintenant tant bien que mal sous contrôle un mécontentement sans cesse croissant dont bénéficie l'Islam militant, en progrès constant dans la vallée du Ferghana depuis la fin de l'URSS.
Ombres sur le Turkestan: perspectives
Alors que le XXème siècle a laissé l'Asie Centrale meurtrie, les perspectives en ce début de XXIème siècle ne sont guère brillantes. Le bilan écologique pose de graves problèmes en termes d'agriculture et de santé publique tandis que la régression économique et le verrouillage des systèmes politiques poussent les populations dans les bras d'extrémistes à l'affut.
Menaces environnementales : pollutions diverses, dégradation des sols et question hydrique
La monoculture du coton et les méthodes d'agriculture extensive utilisées aussi bien à l'époque soviétique qu'après l'indépendance ont laissé les sols épuisés. Le Syr Daria et certaines nappes phréatiques sont lourdement contaminés par des pesticides, des engrais chimiques et les rejets urbains alors même que les infrastructures de distribution et de purification des eaux manquent d'entretien. Les pays de la vallée comptent de nombreux cas de typhoïde dus à la consommation d'eau impure et de maladies intestinales, responsables de nombreux décès chez les nourrissons. Enfin, les tremblements de terre et les glissements de terrain pourraient à terme provoquer des fuites de déchets nucléaires dans le Syr Daria depuis des sites de stockage mal entretenus au Kirghizistan.
Enfin, le réchauffement climatique et la hausse des températures font craindre une modification du cycle hydrique dans la région. Des températures plus douces entraîneraient en effet une diminution de la quantité d'eau stockée dans les glaciers en hiver, tout en accroissant le débit des cours d'eau avec pour conséquence des risques accrus d'inondations lors des saisons froides. À l'inverse, le déficit d'eau lors des saisons chaudes aurait un impact dramatique sur l'agriculture, qui constitue un secteur important des économies de la région.
Tensions politiques et problèmes sociaux
Les États d'Asie Centrale, contrairement aux républiques soviétiques d'Europe de l'Est, n'ont pas activement revendiqué leur indépendance au début des années 1990. Poussées à la sécession par le processus de désagrégation de l'URSS, ces nouvelles républiques n'ont pas eu le temps de mettre en place des mécanismes de coopération en matière de gestion de l'eau pour combler le vide laissé par Moscou . En particulier, la question des retenues d'eau en amont des deux grands fleuves d'Asie Centrale (Amou-Daria et Syr-Daria) ne cesse de provoquer des heurts depuis l'indépendance. Aujourd'hui, délaissant les accords passés, les Etats de la zone adoptent une politique de « cavalier seul ». Aux coupures de courant de l'Ouzbékistan, répondent les retenues d'eau du Tadjikistan. Récemment, Tachkent a également fermé le point de passage de Kara-Suu important pour l'économie du Kirghizistan, suite à la construction annoncée par Bishkek d'une centrale hydroélectrique. Cette dernière permettrait de produire assez d'énergie pour en exporter mais pourrait réduire la quantité d'eau disponible pour l'agriculture ouzbèke.
Le tracé complexe des frontières et l'existence d'enclaves dans la vallée sont également sources de frictions principalement entre Ouzbékistan et Tadjikistan. Suite aux accords mettant un terme à la guerre civile en 1996, le Tadjikistan est en effet le seul État de la région à tolérer un parti ouvertement islamiste, alors que l'Ouzbékistan réprime impitoyablement toute opposition. Principales cible de cette répression, le Hizb-ut-tahrir, parti islamiste non violent (à l'heure actuelle) prônant l'instauration d'un califat transnational dans la région, puis à l'échelle planétaire. De plus, le Mouvement Islamique d'Ouzbékistan, fondé à la fin des années 1990 des Ouzbeks du Tadjikistan ayant combattu du côté islamiste pendant la guerre civile a par le passé utilisé le Tadjikistan pour lancer des attaques en territoire Ouzbek. L'Ouzbékistan a donc renforcé le contrôle de ses frontières, compliquant la circulation des individus, et posé de nombreux champ de mines dans les zones limitrophes, avec les conséquences que l'on imagine sur l'agriculture et l'élevage.
Enfin, la situation socio-économique ne s'est guère améliorée depuis les indépendances, comme en témoigne le flux constant de migrants à destination de la Russie. L'absence de perspectives d'avenir, le désenchantement vis-à-vis des partis politiques institutionnels et du clergé officiel, ainsi que l'absence d'infrastructures culturelles ou récréatives poussent la jeunesse de la vallée sur les routes de l'exil ou du militantisme. Par ailleurs, l'imposition d'un contrôle politique toujours plus étouffant parfois assorti d'une fiscalité extrêmement lourde (en particulier dans les parties de la vallée situées en territoire Ouzbek) a pour effet d'exaspérer la population et d'attiser le sentiment de révolte auquel seuls les partis extrémistes semblent offrir un exutoire.
Aujourd'hui, plusieurs facteurs (crise économique, surpopulation, perturbation du commerce avec l'Ouzbékistan) contribuent à aggraver les difficultés dans la vallée du Ferghana.
La conjoncture économique en Russie entraîne une diminution des transferts et le retour de certains travailleurs expatriés. Dans le même temps, des migrants ouzbeks viennent grossir les rangs des demandeurs d'emploi dans les parties tadjikes et kirghizes de la vallée, où des ouzbékophones sont en mesure de les employer. Enfin, l'augmentation régulière du prix de l'énergie (gaz et électricité, par ailleurs rationnée) pèse lourd sur les budgets des habitants, menaçant le confort déjà précaire des habitants de la région.
Conclusion: Des Basmatchis aux Moudjahiddines, le retour du Djihad dans le Ferghana?
L'absence de perspectives tant du point de vue économique que politique constituent un terreau idéal pour les recruteurs islamistes. Les émeutes d'Andijan, violemment réprimées en 2005, et le renversement du président Bakiyev en 2010 illustrent le mécontentement et les risques de déstabilisation dans la région. Deux facteurs semblent aujourd'hui à même de provoquer de graves troubles:
- L'exaspération d'une population locale poussée à bout par ses conditions de vie, et incapable de s'exprimer par les voies légales. Par ailleurs, certains jeunes pourraient également être convaincus de rejoindre les rangs des combattants islamistes moyennant rémunération .
* Le retour de certains combattants insurgés depuis le Pakistan et l'Afghanistan. Les offensives de l'ISAF et de l'Armée pakistanaise dans les zones Pashtounes autour de la Ligne Durand mènent la vie dure aux insurgés, et certains combattants djihadistes internationaux pourraient choisir de remonter vers le nord de l'Afghanistan et vers l'Asie Centrale. Peu garnies en troupes occidentales, ces régions sont de plus appelées à jouer un rôle majeur dans le soutien logistique de l'opération « Enduring Freedom », au travers du Northern Distribution Network passant par l'ex-URSS pour déboucher en Afghanistan. Une attention toute particulière doit alors être accordée aux vétérans de la guerre civile tadjike et aux survivants du MIO, dont la branche militaire avait été presque anéantie alors qu'elle combattait les américains et l'Alliance du Nord en 2001. Ces combattants, aguerris par des années de conflit, combattraient alors sur un terrain familier.
Alexandre Guérin
Liens utiles:
- http://infranetlab.org/blog/2008/09/dam-politics-in-the-stans/; un article illustré traitant de la problématique des barrages et de la répartition de l'eau en Asie Centrale.
- http://maps.grida.no/go/graphic/industrial_pollution_and_waste_hotspots_in_the_ferghana_valley: Carte des différents risques écologiques dans la Vallée du Ferghana.
Les liens suivants mènent vers des cartes éditées par le PNUD, relatives aux différentes pollutions et risques environnementaux, ainsi qu'aux densités de peuplement.
- http://www.grid.unep.ch/product/map/images/ferghana_landb.gif
- http://www.grid.unep.ch/product/map/images/ferghana_waterb.gif
- http://www.grid.unep.ch/product/map/images/ferghana_wasteb.gif
- http://maps.grida.no/go/graphic/population_distribution_in_the_ferghana_valley