Avec Turner et ses peintres, le Grand Palais offre au public, jusqu’au 24 mai, l’une des plus passionnantes expositions de la saison. On pense toujours connaître William Turner (1775-1851), mais les œuvres auxquelles on se réfère sont généralement les plus tardives, ces incontournables paysages où celui que l’on considère, à juste titre, comme le plus célèbre des peintres anglais, se joue de la lumière et reproduit un éblouissement dans l’acception aussi bien optique qu’émotionnelle du terme.
C’est oublier que la carrière de l’artiste connut une longévité exceptionnelle pour son temps : soixante années durant lesquelles il puisa dans l’héritage des classiques et se mesura à la tradition pour, finalement, mieux s’en libérer. Son appétit visuel ne se limitait pas à l’observation des panoramas d’une Europe en pleine mutation où les états modernes se façonnaient au gré de l’Histoire, entre Révolution française, conquêtes napoléoniennes et révolution industrielle.
Tour à tour, il visita les musées, s’invita chez les collectionneurs, étudia les grands maîtres (Claude Gellée, dit le Lorrain, le Titien, Nicolas Poussin, Watteau, Canaletto, Rembrandt, Gainsborough…), sans pour autant oublier de porter un regard sur ses contemporains (Bonington, George Jones, John Constable…) ni de prendre des séries de croquis sur le vif, au fil de ses voyages.
L’exposition nous montre l’évolution de la peinture de Turner. En se confrontant aux œuvres, en traitant les mêmes sujets que ses prédécesseurs et ses contemporains – ou des thèmes approchants –, sa personnalité s’affirme. Le visiteur rencontre un peintre ambitieux, soucieux de refuser la copie servile et un artiste qui, loin des seuls paysages, aborde bien d’autres sujets moins connus, mythologiques ou allégoriques, scènes de genre, peinture religieuse, voire l’architecture.
L’accrochage met en évidence les sources d’inspiration du peintre. Ainsi, L’Intérieur de la cathédrale de Durham (1798) est-elle à rapprocher des gravures de Piranèse ; on comparera, non sans curiosité, Paysage avec Jacob, Laban et ses filles du Lorrain (1654) d’Appulia à la recherche d’Appulus de Turner (1814), Le Déluge de Nicolas Poussin (1660-1664) et celui du peintre anglais (1805). Sans oublier les vues de Venise ou, surtout, Port de mer au soleil couchant du Lorrain (1639) et Regulus de Turner, pour leurs traitements respectifs de la lumière. Autant de peintures que l’on voit trop peu et dont la réunion présente un intérêt majeur.
Sans doute quelques toiles pourront décevoir : deux tableaux, La Sainte famille (1803) et La Déposition de croix (1802), par exemple, semblent lourds et pâteux, comparés à la lumineuse Vierge au lapin du Titien. De même, Pilate se lavant les mains (1830) sombre dans une confusion pénible qui contraste avec la précision de Jésus-Christ guérissant les malades de Rembrandt.
Mais on retrouvera, avec un plaisir renouvelé, dans les dernières salles, les paysages des années 1840 d’où tout académisme est absent, où l’artiste se libère de la tradition, où il peint moins la nature que les émotions qu’elle lui inspire, où il relève le défi de donner à l’huile la fluidité de l’aquarelle, où enfin, sous son pinceau lyrique, la lumière irradie la surface, synthétise les contours, dissout les formes, saute au visage du spectateur et l’invite à plonger à l’intérieur du tableau. Une toile suffit à s’en convaincre : Tempête de neige (1842): tout y est mouvement ; la mer déchaînée, la vapeur du navire, le vent et la neige se confondent. La voie qui mène à l’Impressionnisme, voire à l’art abstrait apparaît alors, toute tracée, comme le prouve encore une toile inachevée, Confluent de la Severn et de la Wye (1845). Et l’on saisit mieux l’incompréhension que Turner suscita de son vivant par sa modernité, cette incompréhension qui, souvent et sans en prendre conscience, tresse à l’artiste les lauriers de la postérité.
Illustrations : Couverture du catalogue de l’exposition - Turner, Le Déluge, 1805, Londres, Tate Britain, © Tate Photography - Turner, Tempête de neige, 1842, Londres, Tate Britain, © Tate Photography.