Gilles Deleuze pointait presque symétriquement dans la psychiatrie melvinienne "hypocondres" et "monomaniaques" , laissant vierge une troisième catégorie, intermédiaire d'êtres"entre les deux" et dans laquelle pourrait figurer "Starry Vere" le capitaine ambigu de Billy Budd. Dans l'adaptation pour l'Opéra de sa nouvelle, le personnage principal c'est lui . Déchiré entre deux anges; Claggart , le déchu, satanique et Billy l'innocent , le pur .Le premier sort du meilleur milieu, le second est un enfant trouvé, bègue. L'histoire relatée par Edouard Fairfax Vere(Kim Begley) raconte le triomphe du mal. C'est un drame tragique où la psychologie n'a aucun rôle à jouer. Et le philosophe a bien des difficultés à en rendre compte autrement. Car Billy sera une victime éclairée, un innocent capable d'une forme supérieure d'intelligence : celle qui consiste à accepter la mort d'une part, celle qui consiste à savoir pardonner à son bourreau. Ce triomphe du mal s'inscrit dans la langue . Quand l'émotion empêche Billy de parler, il tue. Ce bégaiement c'est d'abord celui de Dieu. Quand le bien bégaie, c'est le mal qui se fait entendre par quartes sournoises.
Benjamin Britten compose la musique au lendemain de la guerre. Programme de renaissance national . Forster, un spécialiste du roman et Eric Crozier auteur sont convoqués pour l'adaptation de la nouvelle de l'auteur de Moby Dick. Trois ans seront nécessaires. Plus que dans la nouvelle (même si déjà présent) ils accentuent le thème de l'homosexualité larvée de Claggart. L'histoire se passe à bord de l'"Indomptable", un navire de guerre qui fraie dans la brume des lendemains de la révolution française. Les anglais détestent ces français qui ont tué leur roi , n'aiment pas "leurs manières".Ils rêvent d'en découdre mais le combat ne vient pas. L'ambiance est lourde à bord et les officiers craignent une mutinerie. Quand Billy monte à bord c'est une bouée d'oxygène pour l'équipage . Le gabier de misaine sait très vite se faire apprécier par sa bonté, sa beauté("Handsome, beauty..."). c'est un ange blond et blanc de la trempe de celui de Pasolini dans Théorème. Claggart , le maître d'armes veut instantanément lui faire payer sa beauté d'âme. Il ourdit quelque complot avec un marin au nom de cri de souris (Squeak) Le stratagème opére. Billy Budd ne peut se défendre . Sous l'émotion il bégaie en guise de réponse aux accusations. Puis frappe d'un coup fatal le monstre. Génie de Melville :après le verdict , le Capitaine tolérant, l'honnête homme qui lit Plutarque sous les étoiles va se révéler un monstre de passivité, exécuteur froid de la loi militaire, garant pusillanime de la raison d'Etat. "Starry Vere", l'homme qui lit sous les étoiles, va se révéler aussi laid moralement que "Jemmy Legs", surnom donné à Claggart par les hommes d'équipage. Pears, le compagnon de Benjamin Britten prêteta sa voix sublime au déchirement intérieur de Fairfax Vere(on peut trouver aujourd'hui sur You Tube, son magnifique épilogue de Billy Budd).
Francesca Zambello a réussi une mise en scène remarquable des affrontements hémitoniques (celui en si mineur et si bémol majeur du début de la mutinerie) ceux qui courent tout le long du pont de l'indomptable (entre les personnages). Elle a retrouvé l'astucieux dispositif mis au point il y a plus de quinze ans (date de la création ) qui sépare les deux mondes(cale et pont)
Remarquable aussi la direction de Jeffrey Tate. Kim Begley(qu'on a vu récemment dans l'Or du Rhin) est à la hauteur de ses illustres prédecesseurs et Gidon Saks,le baryton basse d'origine sud africaine campe un très impressionnant suppôt de Satan. Si on est un peu déçu par les officiers, certains solistes au rôle plus bref sortent du lot comme François Piolino (Novice d'expérience).
Opéra Bastille les samedi 24 avril 19h30,mardi 27 avril 19h30 , jeudi 13 mai 19h30