J'avais, souvenez-vous amis lecteurs, le dernier samedi de mars avant de prendre congé de vous, évoqué le début des recherches que mena l'Institut tchécoslovaque d'égyptologie à Abousir, à une petite trentaine de kilomètres au sud-ouest du Caire actuel,
site archéologique d'importance qu'avait reçu cette République d'Europe centrale en guise de remerciement pour avoir activement apporté son concours, dans les années soixante, à la grande épopée du sauvetage des monuments de Nubie menacés de disparaître sous les eaux du deuxième barrage d'Assouan.
J'avais épinglé, parmi d'autres trouvailles, celle de l'imposant mastaba de Ptahshepses, beau-fils de Niouserrê, un des souverains de la Vème dynastie, ainsi que celle des archives exhumées au niveau du complexe funéraire du roi Rêneferef ; documentation administrative aussi importante que celle de Neferirkarê-Kakaï, un autre monarque de la même époque, qui avait été mise au jour à l'aube du XXème siècle par la Deutsche Orient-Gesellschaft, sous la direction de Ludwig Borchardt, et étudiée bien plus tard par l'égyptologue française Madame Paule Posener-Kriéger.
En 1974, donc, je l'ai déjà souligné, et jusqu'en 1991, Miroslav Verner prend la direction de l'Institut tchécoslovaque d'égyptologie et, consécutivement, celle des missions archéologiques annuelles à Abousir.
Si d'inestimables découvertes se succèdent à un rythme soutenu, - je pense notamment aux complexes pyramidaux de Néferirkarê-Kakaï et de son épouse la reine Khentkaous II grâce à l'utilisation nouvelle pour l'époque d'une technologie de pointe basée sur des méthodes géophysiques ; mais aussi à des mastabas de nobles, dont celui de Khékéretnebty, fille du roi Djedkarê-Isési ainsi que de hauts fonctionnaires palatiaux tels le scribe Idu et son épouse Khenitet -, c'est plus précisément au complexe funéraire de Rêneferef, ce souverain au départ fort peu connu, que j'aimerais aujourd'hui revenir de manière à mettre en exergue l'apport capital des travaux qu'entreprit Miroslav Verner dans ce domaine qu'il est maintenant convenu d'appeler dans le milieu égyptologique, la "Pyramide Inachevée" : en effet, le règne de Rêneferef ne durant vraisemblablement pas plus de deux ans, la construction entamée fut très vite muée en mastaba pur et simple, comme l'attestent et la photographie ci-dessous et la reconstitution virtuelle qui a été réalisée de cet ensemble.
Alors que, lors des fouilles de Borchardt auxquelles je faisais ci-avant allusion, pratiquement aucun vestige de la ronde-bosse royale n'avait été exhumé dans les différents domaines funéraires des souverains de la Vème dynastie à Abousir, la mission tchèque mit au jour pour sa part, en octobre et novembre 1984, précisément sur ce site de la "Pyramide Inachevée" de Rêneferef, exactement dans la partie sud-ouest de son "temple de millions d'années", une douzaine de fragments, en pierre et en bois, de statues dont six, fait exceptionnel, représentaient le monarque en personne.
L'intéressant des fouilles dans cette section du temple réside aussi dans l'exhumation d'une grande salle à colonnes en bois, jadis vingt, se terminant par une botte de lotus à 6 tiges : dans la mesure où ce furent dans des pièces qui lui étaient contiguës qu'il retrouva les débris des statues, Verner pense qu'il est plus que vraisemblable que cette salle constitua l'espace privilégié dans lequel s'effectuèrent les rites et les cérémonies religieuses afférents au temple.
En outre, c'est également de cette aire que proviennent quelques statuettes à destination bien particulière ...
Le 26 janvier dernier, dans une intervention jugée abstraite par d'aucuns consacrée à la philosophie de la nature et de la pratique du pouvoir pharaonique, j'avais eu l'occasion d'attirer votre attention, amis lecteurs, sur les puissances malfaisantes, hostiles qu'aux yeux des Egyptiens représentaient, entre autres, les pays étrangers, ce qui autorisa certains monarques à investir ces Etats de manière à préventivement protéger l'Egypte du "chaos" toujours menaçant et susceptible de grandement en perturber l'ordre que Maât représentait et que chaque roi se devait de soutenir.
Toutefois, d'autres pratiques que le conflit armé, magico-religieuses cette fois, furent également employées : elles s'ingéniaient à détruire rituellement ces ennemis soit en immolant des animaux précisément censés les symboliser, puisque préalablement marqués d'un sceau les figurant en tant que captifs, ce qui permettait d'allégrement contourner le "tabou du sang versé" ; soit en gravant, peignant ou fabriquant en ronde-bosse des prisonniers, les mains liées derrière le dos, véritables métaphores de ces forces du mal momentanément capturées et donc vaincues que, sous forme de statuettes, l'on pouvait pour la circonstance partiellement briser, brûler ou simplement enterrer.
Nombreux furent, sur les monuments égyptiens dès les premières dynasties déjà, les bas-reliefs proposant ce type de scènes avec captifs aux fins d'exorciser semblable menace extérieure mais aussi, très probablement, de mettre en évidence la sujétion au roi tout puissant, réelle ou souhaitée, des pays frontaliers.
Ce thème de l'anéantissement des ennemis ou, à tout le moins, de leur empêchement de nuire, les égyptologues le rencontrèrent donc par le biais de statues et statuettes déclinées sous tous formats et tous matériaux. Ainsi, à la IIIème dynastie, dès l'entrée de l'enceinte du domaine funéraire de Djoser, à Saqqarah, des groupes d'hommes ainsi ligotés, en shiste et en granite, matérialisaient dans la pierre la suprématie royale sur les peuples avoisinants : il semblerait d'ailleurs que ce soient là, chez Djoser, les plus anciennes statues évoquant ce sujet actuellement mises au jour. Certaines représentations destinées à ces rites d'envoûtement, rappelant qu'ennemis, fauteurs de troubles, voire même criminels, furent dès le début de l'histoire égyptienne, associés au dangereux serpent cosmique Apopis (ou Apophis, selon certains égyptologues), précisent en plus du nom des individus concernés, celui du dangereux ophidien en personne : ainsi tout être susceptible d'engendrer le désordre lui était-il assimilé ; on n'est jamais suffisamment protégé !
Pour la Vème dynastie, on connaissait déjà, datant de l'époque de Niouserrê, de grandes représentations d'ennemis ainsi entravés. Il en est de même, à la dynastie suivante, pour les règnes de Pepi Ier et de Pépi II : furent en effet retrouvés de nombreux débris de calcaire, 8 têtes et des éléments permettant de reconstituer une quinzaine de corps.
(Exposées au Metropolitan Museum of Art de New York, ces statues de près de 90 cm de hauteur ont été arbitrairement reconstituées à partir des fragments enfouis : rien ne prouve en effet que ces têtes-là appartiennent bien à ces corps-là. J'ai réalisé ces deux clichés à partir de l'iconographie proposée à la page 364 du catalogue de l'exposition consacrée à L'Art égyptien au temps des pyramides que j'ai visitée en 1999, au Grand Palais, à Paris.)
Tous ces hommes présentaient la même position : agenouillés et assis sur leurs talons, les orteils s'appuyant sur le socle de la statue (sur le sol, donc, suivant une des conventions de l'art égyptien), arborant une musculature que la pierre rendait remarquablement, ils se tenaient ainsi le buste droit, légèrement projeté vers l'avant, poings rageusement serrés le long du corps, apparemment fiers malgré leur état de vaincus que prouvaient les bras ligotés dans le dos.
Toujours à propos de Pépi II, l'égyptologue belge Jean Capart, préfaçant en 1940 un ouvrage de son collègue français Georges Posener écrivait, avec une légère pointe d'emphase que M. Gustave Jéquier, déblayant le temple de la pyramide de Pépi II de la VI ème dynastie à Saqqarah, découvrit, à chambres pleines, des débris de statues en pierre montrant des prisonniers agenouillés, les bras ramenés violemment derrière le dos, prêts à recevoir le coup mortel de la massue royale. Nonobstant ces grands exemples lithiques, les figurines, neuf en tout, bien plus petites - d'environ 15 à 30 centimètres de haut - et en bois - matériau par définition putrescible, donc rarement choisi par les sculpteurs pour ce type de représentation - qu'en 1984 Miroslav Verner retrouva brisées pour la plupart d'entre elles, sur le sol de la salle aux vingt colonnes lotiformes en bois du temple funéraire de Rêneferef,
actuellement au Musée du Caire qui les a restaurées, constituent indubitablement un nouvel apport d'importance à une connaissance plus précise des rites égyptiens de l'Ancien Empire en la matière.
Dans ce corpus, le savant tchèque reconnut sans peine des Asiatiques, des Noirs et un Libyen : il faut en effet savoir que si, traditionnellement, les égyptologues, par facilité, utilisent la dénomination de Peuples du Sud et Peuples du Nord, pour les caractériser, les Egyptiens avaient quant à eux, dès l'origine, répartis ces ennemis étrangers en trois groupes distincts : les Nubiens au sud, les Asiatiques au nord-est et les Libyens à l'ouest.
Le fait que, dans pratiquement tous les cas, et quelle que fût l'époque, statues ou statuettes furent exhumées brisées a fortement intrigué les archéologues et, conséquemment, donné naissance à des controverses : pour certains, la mutilation était intentionnelle et procédait d'un rite magico-religieux perpétré par les prêtres qui, dans les temples, voulaient ainsi commémorer la victoire du Bien sur celle du Mal ; pour d'autres, ces outrages résultaient, à des époques plus tardives, de la volonté d'exorciser la crainte que ces pièces inspiraient encore ; d'aucuns, enfin, avancent l'argument du simple accident, voire de dégradations dues au temps, excipant de l'indubitable constatation que beaucoup de "trésors" de l'art égyptien soient arrivés jusqu'à nous en parfois bien piètre état.
Ceci posé, toutes ces représentations de prisonniers agenouillés et ligotés font partie d'un ensemble dans lequel se côtoient tout aussi bien des exemplaires anépigraphes que d'autres portant des textes de proscription rédigés en écriture hiératique, à connotation magique avérée ; sans oublier l'inscription faisant nominalement référence au serpent Apopis que j'évoquais il y a quelques instants.
M'y consacrer aujourd'hui, dans ce billet relatant les travaux de Miroslav Verner dans la nécropole d'Abousir, me paraît hors de propos. Vous me permettrez dès lors, amis lecteurs, de n'en aborder une étude plus détaillée que quand nous visiterons de conserve la salle 18 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre entièrement dévolue aux dieux et à la magie dans la mesure où, dans la deuxième des grandes vitrines centrales, nous rencontrerons des figurines dites d'exécration (E 16 492 à E 16 501) et des statuettes d'envoûtement (E 27 204 - E 27 209 et E 27 691).
En 1991, après avoir dix-sept années consécutivement assumé la direction de l'Institut tchécoslovaque d'égyptologie, le Professeur Verner quitte son poste pour devenir Directeur de la concession destinée à explorer Abousir. Toutefois, une "ultime" surprise, lors de la dernière campagne de fouilles de la décennie, mérite d'être ici épinglée : c'est la raison pour laquelle je n'hésite pas à vous proposer - si l'aventure archéologique en ma compagnie continue à rencontrer votre agrément -, un nouveau rendez-vous le samedi 1er mai prochain, toujours sur le site d'Abousir, mais légèrement plus au sud de la nécropole que vous et moi commençons à présent à mieux connaître, sans toutefois déjà nous rendre à l'extrémité de la concession accordée voici un demi siècle par le gouvernement égyptien aux archéologues tchécoslovaques.
Pour plus de documentation iconographique concernant les fouilles de l'I.T.E., ce lien extrêmement intéressant : http://translate.google.fr/translate?hl=fr&langpair=en%7Cfr&u=http://egyptologie.ff.cuni.cz/%3Freq%3Ddoc:fotogalerie%26lang%3Den
(Arnold : 1999, 65 ; Koenig : 1994, 29 et 2001, 300-1 ;
Lauer/Leclant : 1969, 55-62 ; Malek/Baines : 1981, 140-1 et 152-3 ; Onderka & alii : 2008, passim ; Posener : 1940, 5 ; et id. :
1987, 1-6 ; Verner : 1978, 155-9 ; 1985 (1), 267-80 ; 1985 (2), 281-4 et 1985 (3),
145-52)