Deux expositions toulousaines autour de ce thème de la latence, suffisamment larges pour englober des approches finalement assez diverses.
Au Lieu Commun, l’exposition See & Wait (jusqu’au 24 avril) regroupe trois vidéastes : Gregory Chatonsky est un adepte d’Internet et ses vidéos déclinent, parfois un peu laborieusement, les paradigmes d’identification et de réseau qui nous sont offerts par les moteurs de recherche et autres nouvelles technologies. Deborah Stratman s’intéresse à la vidéosurveillance, à la peur qui en est le moteur et à l’étrangeté qui en résulte.
Le plus intéressant des trois artistes est Till Roeskens, dont la ‘vidéocartographie’ Aïda ne raconte pas la vie quotidienne des habitants de ce camp de réfugiés palestiniens expulsés en 1948 situé au pied du Mur à Bethléem : il ne la raconte pas car l’horreur n’est pas racontable, car on ne peut rien dire face aux ‘désastres surpassants’, quand les références culturelles ne permettent plus de rendre compte (c’est aussi l’approche suivie à propos des guerres du Liban par Atlas Group ou le couple Hadjithomas/Joreige en suivant Jalal Toufic, c’est le “Tu n’as rien vu” de ‘Hiroshima mon amour’, et c’est aussi l’approche de Lanzmann, ne montrant dans Shoah que des témoignages, et qui ensuite s’oppose violemment à Georges Didi-Huberman sur la monstration des photos d’Auschwitz). Roeskens ne raconte pas leur histoire, mais il la montre par un dispositif où des réfugiés habitants du camp dessinent sur un écran translucide leurs trajets, leurs périples pour aller à l’école, se faire soigner, rendre visite à des amis ou des parents à quelques kilomètres mais en zone occupée. On ne les voit pas, on entend seulement leurs voix et on voit simplement le crayon qui trace des plans, des routes, des maisons, le mur. C’est infiniment plus tragique qu’un reportage, qu’une interview. Cette vidéo a reçu le prix du FID à Marseille il y a quelques mois (et elle était montrée chez moi pour Vidéo’Appart).
L’Espace Croix-Baragnon a mis l’accent sur de jeunes artistes russes (jusqu’au 7 mai). Les vidéos de Vladimir Logutov nous montrent des failles dans la réalité, des coupures, des étrangetés, mais manquent de densité. La vidéo de Victor Alimpiev (qui expose aussi à la galerie Sollertis, voisine) a une beauté formelle fascinante : cinq acteurs (remarquables) jouent et chantent, mais les sons sont incompréhensibles, seules les voix nous captivent, sons sans sens. C’est très beau et hors du monde, ni religieux, ni dramatique.
Des trois Russes, le plus intéressant, à mes yeux, est Andrey Kuzkin qui réalise un très beau travail sur l’empreinte, la trace, la mémoire: j’ai cru d’abord voir, dans une ombre au mur, une réminiscence des ombres d’Hiroshima; le corps n’est plus là, seule l’ombre subsiste. La vidéo In a circle montre une performance où, pendant plus de quatre heures, l’artiste tourne inlassablement dans un grand bac de ciment, son mouvement empêchant la prise, le figé, la mort, il tourne jusqu’à l’effondrement, l’épuisement, la vie est sa seule arme face à cette rigidification.
Le quatrième artiste à Croix-Baragnon n’est pas russe et il est dommage que son installation soit dans deux salles séparées par celle où la vidéo très sonore de Victor Alimpiev est montrée, elle aurait mérité mieux. Pendant sa résidence de quelques semaines, Matthieu Boucherit a tenu un journal sur les horreurs du monde. Les deux salles sont baignées de la lumière rouge inactinique des laboratoires de développement de photographies : dans la première, ledit journal est écrit sur les murs, mais seules les dates, en blanc, sont lisibles, le texte décrivant les tremblements de terre, catastrophes aériennes et massacres militaires est invisible, car écrit en rouge. L’autre salle comprend une demi-douzaine de tableaux, peints pendant la même période sur ces mêmes atrocités, piles de cadavres semble-t-il : eux aussi, rouges dans la lumière rouge, sont invisibles. On peut seulement appuyer sur le déclencheur d’un appareil photographique et le flash permet pendant une fraction de seconde d’entrevoir ces figures fugitives. Comme avec Roeskens, une non-représentation de l’horreur, qui rejoint Alfredo Jaar et aussi la pièce ‘Fiat Lux’ en lumière rouge d’Estefania Peñafiel. A côté, deux écrans télé tournés vers le mur laissent seulement entendre le ‘Bonjour’ et le ‘Au revoir’ des journaux télévisés : cette pièce réalisée par des étudiants des Beaux-arts travaillant avec Boucherit ramène le discours sur un plan plus politique, plus médiatique, mais ne diminue pas la force de cette très belle installation. (Pas d’image de cette exposition, hélas).
Voyage sur invitation du Forum de l’Image.