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Géographie de "Code Geass" (1) : Géographie urbaine
Publié le 23 avril 2010 par Geo-Ville-En-Guerre @VilleEnGuerreSuite à la courte introduction concernant l'intérêt de l'oeil du géographe pour comprendre les paysages et les espaces vécus donnés à voir aux lecteurs dans les mangas, voici le premier billet consacré à ce manga particulier : Code Geass, qui interroge tout autant la géographie urbaine (comme développé ici), la géographie politique/géopolitique (le prochain billet) et la géographie de l'imaginaire (le dernier billet de la série).
Agencement urbain : la ville dominée,
la ville ségréguée et les territoires du quotidien
1/ La ville aménagée : la mise en scène du pouvoir dans la ville
L'intérêt de Code Geass pour la géographie urbaine est très important. Ainsi, le Japon dominé devient un territoire où les aménagements du territoire permettent, tout d'abord, d'implanter le nouveau pouvoir dans l'espace public. Cette problématique n'est pas purement imaginaire, mais s'appuie sur des processus qui se développent dans des pays suite à un changement radical de pouvoir. Il peut s'agir :
- de la délocalisation des capitales, comme dans le cas de l'indépendance de la Côte-d'Ivoire avec le déplacement de la fonction de capitale politique vers Yamoussoukro et la transformation complète de ce petit village central en une ville-capitale (voir, à ce propos, un billet détaillé sur le blog d'histoire-géographie de M. Augris) ;
- de la transformation des toponymes comme ce fut le cas dans de nombreuses villes en Asie centrale (on se référera, par exemple, à l'article de Roger Brunet consacré à la transformation des noms de lieux, ses motivations pour chacun des cas et les sens de tels changements au Kazakhstan : "Hauts lieux et mauvais lieux au Kazakhstan", L'Espace géographique, tome 30, n°1/2001, pp. 37-51). L'exemple de la
- de la mise en scène du pouvoir dans l'espace public, notamment par le biais d'aménagements urbains "monumentaux" qui visent à ancrer dans l'imaginaire collectif la puissance du pouvoir, comme ce fut le cas dans la capitale du Turkménistan, Achgabat (voir l'ouvrage de Cécile Gintrac et Anne Fénot, Achgabat, une capitale ostentatoire. Urbanisme et autocratie au Turkménistan, L'Harmattan et IFEAC, 2005). Les grands travaux entrepris par le Turkmebashi (littéralement le "père des Turkmènes", tel que le Président Niazov s'était lui-même surnommé) dans la ville-capitale sont à l'image à la fois de sa mégalomanie qui se traduit par une architecture grandiose qui met en scène le personnage de Niazov et sa famille dans l'ensemble du centre de la ville d'Achgabat ; et de la volonté d'imposer une nouvelle identité dans la ville, notamment à travers la destruction de bâtiments de la période communiste.
L'ensemble des capitales de l'Asie centrale confronte ce type d'aménagements urbains entre patrimonialisation et folklorisation d'un pouvoir récent qui doit conforter sa légitimité (voir l'article d'Adrien Fauve et Cécile Gintrac, "Production de l’espace urbain et mise en scène du pouvoir dans deux capitales « présidentielles » d’Asie Centrale", L'Espace Politique, n°8, 2009-2 ; la carte postale géographique proposée par Cécile Gintrac sur Achgabat pour les Cafés géo ; et l'article d'Anne Fénot et Cécile Gintrac, "Achgabat : de la ville nouvelle à la ville renouvelée", Regard sur l'Est, 15 novembre 2007). A (ré)écouter en ligne pendant un mois l'émission Planète Terre de ce mercredi 21 avril 2010 consacrée à l' "Asie centrale : l'espace urbain sous influence" avec Cécile Gintrac et Guillemette Pincent (auteur d'une thèse de géographie sur le cas des villes d'Ouzbékistan - tout particulièrement Boukhara et Tachkent - qui vient d'être publiée : La réhabilitation des quartiers précoloniaux dans les villes d'Asie centrale, L'Harmattan, 2010 ; voir également son article "La réhabilitation fonctionnelle des villes pré-coloniales d'Ouzbékistan : un outil de domination politique ?", Cybergéo, n°339, 19 juin 2006).
Code Geass ne met pas seulement en scène un monde fantastique reposant sur un imaginaire (du fait du pouvoir obtenu par le personnage principal), mais permet également de comprendre la production de l'espace urbain par des régimes autoritaires. Il peut s'agir de statues des membres de la famille impériale (telle que celle du gouverneur Clovis, attaquée en tant que géosymbole de ce pouvoir rejeté par un groupe de "guérilleros" japonais : cet aspect sera développé dans le 2ème billet consacré à la géopolitique dans Code Geass) qui sont des hauts-lieux politiques qui marquent la ville par des symboles du pouvoir - et de son aspect "incontestable" - de la famille impériale. Comme dans les capitales de l'Asie centrale par exemple (Astana et Achgabat tout particulièrement), la famille impériale se fait à la fois architecte et urbaniste, par la mise en scène de sa glorification dans l'espace public.
Cet aménagement passe aussi par des édifices monumentaux et leur utilisation politique, tel le gigantesque stade utilisé par la Princesse Euphemia pour un discours politique et une démonstration de la "main tendue" vers les Japonais (peuple dominé par l'Empire Britannia dont elle est une des héritières). Pour ceux qui auraient vu ou verront ce manga, il s'agit là d'un moment-clé de l'histoire, et ce stade gigantesque transformé pour un temps en haut-lieu politique pose la question de la place du pouvoir impérial au coeur de la ville, à travers ce lieu-événement. Les lieux culturels sont également, dans cette ville imaginaire, l'objet de réappropriation politique, telle que l'on peut en voir dans divers lieux du monde : on pense, par exemple (mais les exemples seraient très nombreux !), à la mise en scène orchestrée par Slobodan Milosevic à Kosovo Polje, avec la réappropriation de ce lieu historique, lors d'un discours monumental (devant un million de personnes venus de Serbie, alors que le Kosovo réunit une population de 2 millions d'habitants), le 28 juin 1989, pour le 600ème anniversaire d'une bataille historique mythifiée (voir le court billet sur cette bataille). Or, l'adéquation entre le lieu et l'événement est l'un des thèmes de la géographie (pourquoi les organisateurs d'un événement choisissent tel ou tel lieu ? quelles sont les perceptions pour les organisateurs, les utilisateurs occasionnels, les habitants ?), notamment dans les analyses des territoires festifs (voir, notamment, l'ouvrage dirigé par le géographe Guy Di Méo, La géographie en fêtes, Orphys, 2001).
Les aménagements urbains proposés dans Code Geass montrent combien un pouvoir autoritaire produit de l'espace urbain, notamment pour mettre en scène le pouvoir au coeur de la ville, qui devient un espace qui se donne à voir, autant pour les habitants (les Japonais, qui ont perdu jusqu'à leur nom, étant renommés les "Elevens", en référence à la nouvelle toponymie qui leur a été imposée par le nouveau pouvoir, le Japon étant rebaptisé "Area 11") que pour les observateurs extérieurs (la ville étant devenue, par le biais de tels aménagements urbains, une sorte de "ville-musée" pour tous les autres pays qui ne sont pas sous la domination de l'Empire, mais peuvent, en venant visiter cette ville, voir l'étendue de sa puissance).
Le Palais impérial où réside le gouverneur de l' "Area 11".Situé au centre de "la colonie", il constitue un haut-lieu politique (centre du pouvoir) et symbolique (par la présence des drapeaux, il s'agit notamment d'affirmer dans le paysage la souveraineté de l'Empire Britannia sur le Japon). La modernité de son architecture ancre, également, le pouvoir de l'Empire dans le paysage.
Image extraite du 1er épisode de Code Geass.
2/ La ville ségréguée : distanciation et contrôle des "indésirables"
Autre thème (et pas des moindres tant cet aspect est important dans le scénario) de géographie urbaine présent dans ce manga : la ségrégation dans la ville. Un thème particulièrement important dans les études urbaines actuelles (à titre d'exemple, on se référera à l'ouvrage dirigé par Jacques Brun et Catherine Rhein, La ségrégation dans la ville, L'Harmattan, 1994 ; et à l'ouvrage dirigé par Françoise Navez-Bouchanine, La fragmentation en question : Des villes entre fragmentation spatiale et fragmentation sociale ?, L'Harmattan, 2002. Cette sélection est peu représentative du foisonnement autour de cette question, tant la liste "complète" serait longue !).
Le manga met en scène une ville ségréguée dans sa forme la plus aboutie : d'une part, "la colonie" est la ville nouvelle des Britanniens (les sujets de l'Empire Britannia qui a envahit et soumis le Japon 7 ans auparavant) ; d'autre part, "le ghetto" est la ville des "Elevens" (les Japonais qui, soumis, ont perdu le droit à leur identité et le nom de leur peuple). La ségrégation entre les deux parties de la ville est tellement forte que l'on peut se demander s'il ne s'agit pas de deux villes (et alors parler de fragmentation aboutie, plutôt que de ségrégation). Pourtant, la ville dans son ensemble constitue un espace politique unique (soumis et régulé par le même pouvoir : bien que des contestataires oeuvrent dans "le ghetto", ils n'ont pas de réelle assise territoriale et n'ont pas les moyens de créer une zone urbaine qui échapperait au pouvoir impérial) et un espace économique cohérent (reposant sur une distribution des catégories sociales qui se répercute dans l'espace social, avec d'une part les "nobles" et les cadres dans "la colonie" ; et d'autre part les ouvriers et domestiques dans "le ghetto"). S'il s'agit bien d'une seule ville, elle met en scène une profonde injustice spatiale, fondée sur la discrimination ethnique la plus aboutie.
Les aménagements urbains ont été "facilités" par la violence de la guerre qui opposa le Japon (alors libre) à l'Empire Britannia, dans la mesure où les destructions ont "rasé" la ville pré-existante. C'est sur ces ruines que l'Empire Britannia a façonné la ville duale dans laquelle la ségrégation est poussée à son extrême. Il s'agit là d'une représentation d'un urbanisme autoritaire qui impose dans l'espace urbain une division sociospatiale extrême, comme en témoigne l'agencement urbain.
La destruction de la ville-capitale japonaise lors de l'invasion du Japon par l'Empire Britannia.Image extraite de l'introduction du 1er épisode de Code Geass.
"La colonie" (les toponymes "colonie" et "ghetto" sont utilisés tels quels dans le manga) est la ville nouvelle décidée par l'Empereur. Seuls les Britanniens y ont le droit de résidence (à l'exception des domestiques "elevens" dont quelques-uns peuvent loger dans des "remises" au sein des maisons les plus nobles), et le droit de passage des "Elevens"/Japonais dans cette ville coloniale y est des plus restreints et réglementé (seulement dans le cadre de leur activité professionnelle, dans des trajectoires déterminées par les Britanniens - pour que leur présence ne soit pas rendue visible dans "la colonie"). Cette ville repose donc sur le principe de la division spatio-ethnique qui se traduit par une très forte ségrégation sociale. C'est la ville nouvelle du dominant, avec ces immeubles flambant neufs, correspondant aux normes urbanistiques et architecturales les plus "modernes". La modernisation de la ville se lit ainsi à travers les matériaux utilisés, les formes des bâtiments et le gigantisme de l'architecture : cette modernisation se vend donc comme une image de la puissance de l'Empire Britannia. Il s'agit aussi d'une ville qui correspond à un urbanisme de type hygiéniste, tant dans ses caractéristiques sanitaires (la ville est dotée d'un puissant réseau d'assainissement des eaux usées, aucune saleté n'y est visible tant la propreté est une priorité, et les logements semblent dotés de tous les conforts les plus innovants) que dans ses aspirations sécuritaires : ainsi, les grandes avenues dégagées permettent autant d'assurer la salubrité de la ville que le maintien de son ordre social. Ce fut le cas dans de nombreuses villes où l'agencement urbain est "formaté" par un urbanisme autoritaire, qu'il s'agisse de l'émanation d'un régime dictorial en soi (on pense aux villes de type communiste : c'est le cas des villes d'Asie centrale citées dans la 1ère partie du billet, des villes de la Russie sous l'ère soviétique, ou des extensions de villes sous l'ère titiste en Yougoslavie, comme dans la banlieue de Sarajevo. Voir, à propos de la relation entre ville et pouvoir, le n°8 de la revue L'Espace politique, 2009/2), ou de la forte volonté d'un décideur de l'urbanisme qui imposa aux autres acteurs de l'aménagement sa vision de la ville (on pense, bien évidemment, aux grandes percées effectuées par le baron Haussmann à Paris : voir, à ce propos, la vidéo de la conférence du géographe Michel Carmona sur "Le Paris de Haussmann"). "La colonie" se dresse donc comme la "belle" ville face au "ghetto", ville-vitrine du pouvoir de l'Empire Britannia et de la soumission des Japonais à cette puissance politique.
Paysage de "la colonie" aperçu depuis une autoroute urbaine.A l'intérieur de la colonie, existe une répartition sociale entre les différents Britanniens (certains sont des nobles, tandis que d'autres occupent des emplois dans l'administration, l'armée ou sont des cadres dans des sociétés) qui se lit dans le type d'habitat. Certains "Elevens" vivent également dans "la colonie", les "citoyens d'honneur" qui ont juré allégeance à l'Empire Britannia, et sont le plus souvent issus de hautes familles japonaises. Néanmoins, seuls les Britanniens ont la possibilité d'accéder aux hautes fonctions, et la carrière des "citoyens d'honneur" se limite aux plus bas échelons. Ils sont, de plus, soumis à de nombreuses discriminations au sein de "la colonie", et leur intégration dans la société britanienne est des plus limitées.Image extraite du 1er épisode de Code Geass.
Vue aérienne de "la colonie" depuis un hélicoptère militaire.A noter que les militaires parlent, pour désigner "la colonie", du "quartier réglémentaire", soulignant ainsi le sentiment très prégnant dans la société britannienne d'une supposée illégitimité de la présence des Japonais dans cette ville.
A cette "colonie", s'oppose "le ghetto", la ville des Japonais, ayant perdu leurs libertés de déplacement et leur souveraineté sur cet espace urbain. C'est un espace clos dans lequel les Japonais (renommés "Elevens" par les Britanniens qui leur ont supprimé le droit à leur nom, et par là leur droit à leur identité en tant que peuple) sont comme "assignés à résidence". On peut assimiler cet espace à un territoire-prison dans lequel les mobilités sont soumises au contrôle de l'armée (en tant que force de maintien de l'autorité de l'Empire Britannia). C'est un espace d'enfermement à la fois spatial et social. C'est principalement une ville souterraine, les "Elevens"/Japonais y sont terrés à l'intérieur de grands bâtiments, dans lesquels s'entassent de très nombreuses familles dans des logements de surface très restreinte et sans confort, qui leur servent à la fois d'habitat et d'espaces-refuges lors des expéditions punitives de l'armée britannienne chargée de "rétablir l'ordre (cet aspect sera développé dans le prochain billet sur la géopolitique dans Code Geass). "Le ghetto" est une zone insalubre dans laquelle les murs servent ici y "enfouir" des habitants jugés comme "indésirables" (on retrouve là des processus similaires aux camps de déplacés/réfugiés). Cette ville imaginaire permet ainsi la mise en scène d'un urbanisme de distanciation poussée à l'extrême, dans lequel le droit d'habitat est attribué en fonction de l'appartenance ethnique. Enfin, il faut noter que "le ghetto" correspond à l'ancien quartier de Shinjuku (voir une carte postale géographique proposée par Raphaël Languillon-Aussel dans les Cafés géo datant du 20 janvier 2009), quartier hautement symbolique de Tokyo (ce quartier divisé en 2 parties, avec à l'Est le célèbre quartier des distractions noctures, et à l'Ouest le quartier des affaires célèbre pour ses gratte-ciel). Transformer ce quartier-symbole (hautement de la puissance touristique que de la puissance financière du Japon) en un "ghetto" (d'autant plus que la toponymie imposée par l'Empire Britannia renvoie à un imaginaire très profond de soumission et de discrimination) permet ainsi au pouvoir britannien de montrer sa puissance et d'empêcher toute contestation de sa légitimité. Mais cet enclavement et cette ségrégation sont justement des causes de l'émergence de zones de contestation de ce pouvoir au sein du "ghetto" (voir le prochain billet, notamment autour du couple de "résistants"/"terroristes").
Les souterrains du "ghetto".L'ensemble des différents bâtiments dans "le ghetto" sont reliés principalement par des espaces "enfouis", dans lesquels circulent autant les véhicules, les métros que les piétons. Les mobilités des "Elevens"/Japonais sont ainsi rendues "invisibles".Image extraite du 1er épisode de Code Geass.
Un appartement dans "le ghetto".L'habitat dans ce quartier est réduit en surface et en confort, une seule pièce permettant de loger chaque famille (parfois nombreuse). Les habitants se retrouvent également dans les rez-de-chaussés de ces immeubles, laissés à l'abandon, pour y cuisiner, y discuter, y commercer...Image extraite du 1er épisode de Code Geass.
La ville ainsi mise en scène fait penser à la ville duale, qui apparaît comme physiquement scindée en deux territoires urbains différenciés : la ville des dominants d'une part, et la ville des dominés d'autre part. La stratification sociale qui naît de cette division spatiale et ethnique est très simple, puisqu'à l'appartenance ethnique correspond un espace de vie bien déterminé, qui lui même correspond à une appartenance sociale. Il y a donc, dans cette ville imaginaire, superposition des ségrégations spatiales, identitaires et sociales. Entre "la colonie" et "le ghetto", des autoroutes urbains forment des frontières à la fois physiques (puisqu'elles ancrent la division dans le paysage urbain) et mentales (puisqu'elles "formatent" les pratiques spatiales des habitants, sous la forme d'un entre-soi - choisi pour les Britanniens pour peur de l'insécurité dans "le ghetto", et subi pour les Elevens/Japonais qui sont privés de leur liberté de circulation dans "la colonie"). Une telle structuration duale de la ville correspond à un modèle "quartier riche / quartier pauvre" qui est souvent beaucoup moins simpliste dans la réalité, mais questionne le géographe sur les intentionnalités de décideurs politiques et urbanistiques en termes de sécurisation de la ville (la différenciation des différentes populations à travers un entre-soi extrême étant parfois avancée comme une forme de sécurité pour ceux qui mettent ainsi à distance "l'Autre" : c'est l'un des arguments - formulé par des propos plus "politiquement corrects" - de vente des promoteurs de gated communities). Cette distanciation permet aussi le contrôle de la population "soumise" par les autorités britanniennes, en l'enfermemant dans un quartier enclos dans lequel l'armée peut mener des expéditions punitives (telles que celle lancée par le Prince Clovis qui prévoit la destruction du "ghetto" pour soumettre les résistants à son autorité). Enfin, elle permet aussi le contrôle des Britanniens eux-mêmes en leur donnant à voir la différence entre les deux peuples, et en mettant en scène la dangerosité (davantage supposée que réelle, tout au moins au début du manga) des Elevens/Japonais à leur égard. L'exemple de cette ville imaginaire donne à voir combien le couple "peur/sécurité" est producteur de territoires enclos et d'un agencement urbain fondé sur la différenciation entre les populations.
Une autoroute urbaine marquant la division entre "la colonie" et "le ghetto" :
la frontière urbaine dans le paysage.Image extraite du 1er épisode de Code Geass.
La même autoroute urbaine vue depuis le camion où se déplacent des "résistants" (voir le prochain billet : "Géopolitique dans Code geass").
On constate que la ville imaginaire proposée dans ce manga s'appuie sur des codes urbanistiques propres au Japon : l'imaginaire est donc révélateur de certaines réalités, tant il se développe dans un contexte spatial, social et culturel propre à chaque auteur.
Image extraite du 1er épisode de Code Geass.
Une voie de métro (ici "détournée" de son usage premier) faisant le lien entre "la colonie" et "le ghetto".
Les métros sont le moyen de transport des "Elevens"/Japonais pour accéder à "la colonie" dans le cadre de leur travail (notamment pour les domestiques ou les agents de propreté de la ville). Il est intéressant de voir que leur seul moyen d'accès (du moins le seul qui leur est autorisé, les autoroutes urbaines faisant place aux véhicules des Britanniens) soit sous la forme d'un réseau de transport souterrain, montrant ainsi l'importance dans la société britanienne de rendre cette population "invisible" dans la ville.
Image extraite du 1er épisode de Code Geass.
Autre lieu remarquable puisqu'il constitue une centralité dans les pratiques spatiales des personnages principaux : l'Académie Ashford, où les personnages princiapux étudient, constitue un espace-refuge pour eux. Cette académie est l'occasion, pour l'auteur, de représenter l'enfermement choisi à l'intérieur de la ville, par un groupe, dans une logique de sécurisation. On retrouve ici un thème important de la géographie urbaine : l'enclave urbaine (notamment autour de la question des gated communities : on pense, par exemple, aux ouvrages sous la direction de Guénol Capron, Quand la ville se ferme. Quartiers résidentiels sécurisés, Bréal, 2006 ; et sous la direction de Thierry Paquot, Ghettos de riches. Tour du monde des enclaves résidentielles sécurisées, Perrin, 2009. Voir également la thèse de géographie de Renaud Le Goix, Les "Gated Communities" aux Etats-Unis. Morceaux de villes ou territoires à part entière ?, 2003). L'Académie Ashford se dresse comme un territoire enclos et sécurisé, interdit d'accès à l'exception des professeurs, étudiants et personnels, au sein même de "la colonie". Elle symbolise "l'idéal" de ces quartiers résidentiels sécurisés, pour lesquels des promotteurs vendent le calme, la tranquilité et l'entre-soi comme des "mérites spatiaux" accordés à une élite choisie et bien identifiée. Le scénario appuie d'ailleurs cet "idéal" recherché par des habitants du monde entier dans leur installation dans ce type de quartiers fermés (à propos de la géographie de l'enfermement, on se reportera au n°4 des Cahiers de l'ADES : "Espaces d'enfermement, espaces clos", 2009 ; au blog du groupe TerrFerme qui proposent des billets sur "les dispositifs contemporains de l'enfermement" ; ainsi qu'à l'édition 2010 du Festival Géocinéma consacrée à "l'enfermement") : l'Académie Ashford est ainsi le théâtre des quelques scènes de vie "reposantes" pour les personnages principaux, qui y côtoient des individus "ordinaires" (loin du combat qui oppose leurs idéaux politiques). Ce micro-territoire enclos est donc vécu comme un "havre de paix" par les personnages. De plus, il constitue également le centre de leurs pratiques spatiales : espace de repos (tant physique que moral), il se pose comme l'habitat des personnages principaux (même à la fin de la 2ème saison où les allusions à leur passé dans cet espace-refuge sont très nombreuses) depuis lequel ils optent pour des trajectoires différentes en fonction de leur appartenance ethnique et sociale, ainsi que de leurs idéeaux politiques : par exemple, le personnage de Kallen, mi-britannienne (par son père appartenant à la haute noblesse) et mi-japonaise (par sa mère, domestique avec qui le père de Kallen a eu une aventure extra-conjuguale), se rend en cachette depuis l'Académie Ashford vers "le ghetto" pour y rejoindre ses alliés japonais, tandis que les amis des personnages principaux qui ne prennent pas part à cet enjeu politique au sein de l'Empire, tels que Shirley, Rivalz ou Millay vivent quasi exclusivement dans l'Académie Ashford, à l'exception de quelques sorties ou excursions menées en groupe ou quelques visites à leur famille. Dans cette académie, les personnages vivent donc un entre-soi social (milieu estudiantin issu de familles nobles ou de hauts-fonctionnaires) et ethnique (les Britanniens de "pure souche" et quelques rares "Britanniens d'honneur" qui sont des Japonais ayant juré allégeance à l'Empire Britannia, tels le personnage de Suzaku), dicté par des activités "ordinaires" et le calme assuré par les murs autour de l'Académie. Quelques "intrusions" sont à noter, comme l'attaque nocture d'un groupe de "résistants" japonais détruisant la statue du Prince Clovis, gouverneur de l' "Area 11". Mais ces intrusions confirment le caractère "sacré" de cet espace-refuge enclos tant elles appartiennent à l'ordre de l'extraordinaire.
L'Académie Ashford, espace-refuge des personnages principaux.Au sol, on aperçoit l'emblême de l'Empire Britannia.Les personnages secondaires de cette scène se plaignent de l'absence de leurs deux camarades, qui transgressent l'ordre social établi en "sortant" de cet espace-refuge.Image extraite du 1er épisode de Code Geass.
L'Académie Asfhord : un territoire-refuge enclos et ordonné, au coeur de "la colonie".
Image extraite du 1er épisode de Code Geass.
Ces quelques éléments sur l'analyse en géographie urbaine pouvant être faite du manga Code Geass montrent combien ces biens culturels peuvent être des supports pour comprendre l'imaginaire autour de la ville d'aujourd'hui, notamment autour de la recherche sécuritaire dans la ville comme productrice de territoires urbains ségrégués. Si le monde du manga est souvent analysé comme un puissant décrypteur de la société japonaise (qu'il ne faut pas non plus réduire - et donc caricaturer - à ce seul aspect !), le manga peut être également analysé au regard de la géographie, tout particulièrement pour nous apprendre en quoi l'agencement urbain proposé par des auteurs (et convenant aux lecteurs en cas de succès) permet de penser les processus en cours dans les villes réelles, mais surtout les représentations d'une société sur ces processus. De même, la mondialisation de ces mangas pose la question de la diffusion non seulement d'un style de biens culturels, mais également d'une mise en scène d'une vision du monde qui semble convenir à un public divers par-delà les continents : y a-t-il dans les représentations de la ville proposées dans les mangas des thèmes "universels" qui préoccupent les citadins du monde entier ? Beaucoup de mangas représentent ainsi la ville de Tokyo à travers ces espaces de vie (qu'ils soient le support de scénarios de type "réalistes" ou "fantastiques"), tout particulièrement autour des trajectoires de jeunes collégiens (Sakura Card Captor), lycéens (1ère partie de Bleach, Bamboo Blade, ou dans le regard de leur professeur, lui-même assez adolescent, dans GTO) ou étudiants (Maison Ikkoku, plus connu en France sous le nom de Juliette, je t'aime) : de tels mangas mettent en scène non pas les images touristiques de Tokyo, mais les territoires du quotidien de ses habitants (et très souvent ceux de la banlieue tokyoïte) qui varient en fonction de l'appartenance sociale des personnages, et donnent à voir une ville comme espace vécu multiforme en fonction des mobilités de ses habitants. C'est là un des thèmes majeurs de la géographie urbaine (et de la géographie tout court !). A titre exemple, l'excellent ouvrage dirigé par les géographes Elisabeth Dorier-Apprill et Philippe Gervais-Lambony, Vies citadines (Belin, 2007), montre bien que la ville n'est pas seulement un espace urbanisé posant des questions en termes d'aménagements d'infrastructures, mais également un espace de vie où les habitants se rencontrent, se disputent, s'entre-aident, se mobilisent, fêtent, flânent... A travers les mangas de type "fantastique", ce sont aussi des thèmes tels que la sécurité et l'urbaphobie qui sont mises en scène, et correspondent bien à des réalités urbaines actuelles. Des questions qui préoccupent aujourd'hui les hommes politiques du monde entier (pour exemple, les articles de journaux d'Abidjan ou de Paris concernant l'insécurité ont un air de ressemblance frappant, non dans le ton pris, mais dans les arguments avancés...) : la recherche sécuritaire, si elle est avant tout un discours (beaucoup de chercheurs ont montré l'inefficacité de l' "hypersurveillance" en termes de sécurité), s'ancre dans les représentations de la ville par ses habitants ou par les observateurs extérieurs. Ainsi, l'ouvrage de Sophie Body-Gendrot, spécialiste des liens entre ville et violence, posait une question qui est souvent mise en scène dans les mangas : La peur détruira-t-elle la ville ? (Bourin Editeur, 2008). Certains mangas mettent d'ailleurs en scène les "zones grises" de la capitale nippone (City Hunter, plus connu en France sous le nom de Nicky Larson, ou plus récent Jusqu'à ce que la mort nous sépare), ces quartiers aux mains de yakuza (d'ailleurs souvent mis en scène comme des espaces de vie intenses dans lesquels ne règne pas seulement la loi des groupes mafieux, mais avant tout des solidarités entre les habitants, des rencontres... (Angel Heart, la suite alternative de City Hunter est, à ce titre, exemplaire en mettant en scène le quartier comme un personnage à part entière doté d'une âme, bien loin de l'image clichée que l'on peut avoir de ces quartiers aux mains des yakuzas. Si le manga repose bien évidemment sur l'affrontement des héros face à d'odieux personnages, il s'attarde très longuement sur des scènes "ordinaires" et sur les pratiques spatiales de ces habitants dans ce quartier). Comme le discutaient des chercheurs lors d'un récent colloque à Cerisy : Ville mal-aimée, ville à aimer (dont une table-ronde dirigée par Augustin Berque était d'ailleurs consacrée à l'urbaphobie au Japon) ; les mangas peuvent être analysés comme une représentation de la ville qui se veut réaliste dans des mangas ancrés dans le "réel" ou au contraire une représentation fantasmée dans des mangas reposant sur un monde fantastique, représentations qui montrent une certaine image de la ville comme espace de vie.
Les réflexions proposées ici sont issues du visionnage de l'ensemble des 2 saisons de Code Geass, mais le 1er épisode à lui seul permet de comprendre ces différents enjeux en mettant en scène à la fois la ville duale et la ville-vitrine. Au fur et à mesure des épisodes, on découvre davantage les différents quartiers et leurs habitants.
Code Geass - Episode 1