D'autres prirent la relève durant les années octante : Gine et Convard, Chantal De Spiegeleer, Hermann.
Le genre n'est pas spécifiquement franco-belge, il avait été inauguré par un Italien comme Buzzelli ou par les Etatsuniens Corben et Bode qui publiaient surtout dans une presse alternative. Mais c'est en Belgique et donc aussi en France que le genre a connu son plus grand développement envers le grand public.
Pourquoi cette ferveur post-apocalyptique au même moment ? On peut y voir la présence d'une prise de conscience écologiste lors de la première implantation d'une centrale nucléaire, à cause des essais français dans le Pacifique, à cause d'une série d'épisodes de catastrophes industrielles comme Seveso. Certes. Les premiers récits post-atomiques sont très politisés et mettent en cause explictitement un Etat plus ou moins totalitaire, un lobby militaro-industriel qui prend le pouvoir et c'est particulièrement évident chez Auclair notamment dans Cité NW n°3 ou dans les épisodes de Jason Muller, sa série précédente.
Même si j'estime que cette toile de fond idéologique existe, je crois qu'elle est insuffisante pour expliquer l'engouement pour ce nouveau genre que ce soit en littérature, dans la BD ou le cinéma. Je veux plutôt croire à une crise profonde des grands récits d'aventure. Jusqu'alors les chevaliers chevaleraient dans un Moyen-Âge très très vague et dans des décors ou des costumes qui brassaient mille ans (c''est un peu la situation de Prince Vaillant, de Chevalier Ardent, du Chevalier Blanc), les cow-boys cowboyttaient dans un western de pacotille totalement intemporel (essayez donc de dater les histoires de Jerry Spring ou de Loup Blanc), les astronautes astronautaient contre des extraterrestres ou des savants fous (les Pionniers de l'Espérance ou l'Epervier bleu sont assez symboliques), les hommes préhistoriques préhistoriquaient, et tout était dans le meilleur des mondes. On ne se souciait pas du tout de la vraisemblance des histoires ou bien de la cohérence d'une autre forme d'histoire. Bref, tout le monde feuilletonnait à la petite semaine sans se poser la question de faire une oeuvre.
Cela change brutalement durant les années soixante. Les lecteurs donnent leur avis, notent, remarquent des erreurs, anticipent la suite, font des suggestions. Cela touche à mon avis plus le récit d'aventures réalistes que les épisodes humoristiques. Une première tendance sera de visser plus la vraisemblance et l'historicité, avec force documentation à l'appui. Cela s'illustre particulièrement dans Alix ou dans Blueberry qui au prix de bien des contorsions scénaristiques parviendront à faire un peu croire à une chronologie rigoureuse. Mais il existe une deuxième tendance qui va se diriger vers l'imaginaire pur. Puisque le récit d'aventure typé (western, cape et d'épée, SF, piraterie, antiquités diverses) est mort, autant brasser les genres. C'est ce qui se passe avec Auclair. Il commence par un western écolo et pro-indien (la Saga du Grizzli en 1971). Il publie entretemps quatre épisodes de Jason Muller, sa première série post-apocalyptique, dans Pilote avant d'être refusé par Goscinny.
Le principe du récit post-atomique permet de représenter des lieux réels et contemporains tout en s'affranchissant des contraintes du réalisme absolu puisque tout ou presque a été détruit, ainsi Chartres peut être montrée tout en ne l'étant pas dans les Pélerins et on peut faire croire à un décor ou une vie du Moyen Âge. Il permet aussi de mettre en scène des communautés qui n'existent qu'à l'état potentiel dans notre monde. Il se déroule selon le principe du road-movie qui autorise de passer d'un lieu à un autre, sans chercher à créer un itinéraire réaliste, mais en prenant des paysages à droite et à gauche. Bref, le récit post-atomique est au croisement de divers genres précédents : le western, le récit de chevalerie, un peu de SF et surtout de l'épopée. Le tout n'est pas éloigné de l'heroïc-fantasy, mais c'est avant tout un bricolage pour sortir des genres antérieurs tout en conservant leurs procédés.
Examinons à présent la couverture. Simon du Fleuve court au premier plan. Son nom vient du récit qui avait été publié dans Tintin (éditions belge et française) La Ballade de Cheveu Rouge. Il était le personnage qui remontait le cours d'une rivière, ce qui est déjà largement symbolique. Ce premier épisode est resté longtemps inédit en album (il a été republié dans la Dame en noir, chez P&T en 1999). Pourquoi ? Auclair s'était inspiré du Chant du monde de Giono et la fille de Giono avait ensuite interdit toute publication de ce qu'elle estimait être un plagiat. Le premier épisode publié en album est donc l'épisode deux, mais il porte le numéro un. Le nom n'est pas expliqué dans cet album. Qui plus, cette histoire n'a pas été prépubliée dans Tintin édition française, tout comme la suivante, mais elle est parue dans les éditions belges alors que l'auteur a eu du succès surtout en France. Cela tient à un changement de l'équipe de direction de Tintin France à l'époque. On voit donc que la situation est passablement embrouillée, mais il y a plus.
Quand on regarde le visage du personnage, on ne peut que lui trouver un air de ressemblance avec Robert Redford dans Jeremiah Johnson, le film qui créa une sorte de nouveau western plus proche de la nature et des grands espaces. Le film est bien passé par là, il date de 1972, la série commence en 1973. Cependant, le personnage est aussi l'héritier de Jason Muller (1970-1972) qu'Auclair n'avait plus le droit d'utiiser puisqu'il était passé à la concurrence. Dans Cité NW n°3, Auclair fait se rencontrer le vieux Jason devenu Tête-Fêlée avec Simon. Mais qui était Jason Muller au départ ? Un avatar du Lieutenant Blueberry ! Le premier scénario écrit par Giraud - l'auteur de Blueberry - nous présente un pilote d'avion un peu casse-cou, indiscipliné, mais qui revient toujours à la base pour être ensuite brimé quand il a cassé un appareil. C'est presque la réédition de la première apparition de Blueberry dans Fort-Navajo. Auclair reprend le même personnage (sa carrure, sa chevelure, sa barbe) et il transforme le déserteur de l'armée en déserteur d'une cité. Là, on touche à l'idéologie même d'Auclair : ruraliste, anti-urbaine. La ville est chez lui la forme du Mal absolu et elle est forcément le lieu d'un régime totalitaire dirigé par l'armée ou le champ d'action de bandes de pillards.
On trouve l'hésitation entre les différents genres dans la couverture qui nous présente des cavaliers d'allure plus ou moins mongole dans un paysage de neige qui pourrait nous faire songer à l'Asie et puis des lassos qui renvoient au western. Mais par la suite, on découvre que la série se déroule en fait en France. La dimension épique est évoquée par le titre : les Centaures en question cheminent à cheval, mais Simon utilisera lui aussi le cheval dans les épisodes suivants et dans son univers ce n'est pas un moyen de locomotion extraordinaire. Le mot clan est aussi important : en fait, tout repose sur des rencontres entre des communautés séparées avec des règles distinctes. Le titre du premier album est programmatique, même si l'auteur n'a aucune idée précise de la suite à donner. Il ne s'agit pas du tout d'un monde créé de toutes pièces ou reconstitué, mais d'une sorte de bricolages successifs afin d'échapper aux conventions tout en les maintenant.