Le cinéma me rend maniaque. Pas à tous les coups bien sûr. Emmenez-moi voir Valentine’s Day (au hasard...), et je suis un spectateur conciliant : la salle m’importe peu, la place m’importe peu, l’environnement m’importe peu. Mais emmenez-moi voir un film qui me tient plus à cœur, et je me fais plus pointilleux. La salle, la place, l’environnement. Tout m’importe. Et si les conditions ne sont pas réunies, le film qui va me passer sous les yeux part avec un sérieux handicap.
Mardi soir, UGC Ciné Cité Les Halles. Nous sommes quatre, venus voir Green Zone de Paul Greengrass. L’arrivée devant le cinéma se fait en courant. Séance dans une douzaine de minutes, dans une grande salle. Plus qu’une quarantaine de places à vendre, j’émets un doute sur le plan tout à coup, craignant que l’on se retrouve au deuxième rang sur un côté (le temps que ce soit à nous de prendre nos places, il n’en reste plus qu’une trentaine). Un film de Greengrass, le réalisateur de Bloody Sunday et des deux plus récents Jason Bourne, à la caméra toujours bien calée à l’épaule et aux plans les plus mouvants qui soient, ça ne se regarde pas d’en bas dans un coin de la salle.
Tant pis, on fonce, et on se débrouille pour ne pas être trop mal placés, quatrième rang, sur le côté. Au moins un rang trop près, et six ou sept sièges trop à gauche. Quand je vous dis que lorsqu’il s’agit d’un film qui m’intéresse particulièrement, je suis maniaque… Tout cela pour dire que Green Zone, donc, partait avec un handicap à combler. Je savais que tout le film durant, je ne serais pas à l’aise. Dans ce cas-là, si le film est bon, il me faut tout de même un temps pour m’adapter. Si le film laisse à désirer, il sombre très vite à mes yeux.
Quinze ou vingt minutes, c’est le temps qu’il m’aura fallu pour m’ajuster. Le temps qu’il aura fallu à Green Zone pour combler son handicap, et me convaincre que ce soir-là, j’étais parti pour un bon, un très bon film. Le genre de film qui transcende ma maniaquerie de spectateur pour m’emporter dans sa course. La course d’une œuvre tout en paradoxes, s’affirmant comme ce que le cinéma américain a produit de meilleur ces derniers mois. Green Zone est loin d’être le premier film sur la guerre en Irak (la seconde), mais de tête, à brûle-pourpoint, je dirais que c’est la crème du genre.
Tout d’abord il faut bien spécifier que le film de Paul Greengrass est un film qui parle. Beaucoup. Il ne s’agit pas d’un simple film d’action en Irak. Il ne s’agit pas de Jason Bourne en Irak, même si affiche et bande-annonce ont pu le laisser entendre. Disons plutôt que Green Zone est une joute sur les coulisses de la guerre en Irak, mais des coulisses en direct de Bagdad, brûlantes. Une joute stratégique. Guerrière. Il s’agit bien de la guerre ici. C’est le cœur du film, cette guerre au pays de Saddam Hussein tout juste déchu. Un pays en ruine, dans lequel les Américains cherchent des Armes de Destruction Massive. Il n’a pas encore mis en lumière que ces fameuses ADM sont un nuage de fumée. Le commandant Miller officie dans une unité chargée de débusquer sur le terrain ces armes. Mais Miller ne trouve rien, alors que les émissaires de Washington le poussent à chercher toujours plus. Miller n’est pas le genre de militaire qui répond aux ordres sans se poser de questions. Tous les jours, il part avec ses hommes au charbon pour trouver ces armes, et ce militaire aguerri commence à se poser des questions sur les informations et les motivations venues « d’en haut ». Alors Miller se rapproche d’un homme de la CIA qui comme lui doute. Dans le but de lever le voile sur les raisons de cette guerre, et ce que l’avenir réserve à l’Irak.
C’est un tourbillon dans lequel est emporté Miller. Un tourbillon dans lequel nous sommes à notre tour happés. Étrangement, Green Zone apparaît presque comme un film un peu en retard sur son temps. Tourné il y a deux ans, sortant seulement maintenant, le film aurait dû sortir plus tôt. Le timing aurait été plus juste. C’était un film à mettre sous les yeux de l’Amérique de George Bush, plutôt que sous les yeux de celle d’Obama, mais maintenant il est là, il existe (et c’est là l’essentiel) ce film traitant avec une telle force, une telle rage, des mensonges qui ont conduit les États-Unis dans cette guerre en Irak, cette guerre de laquelle la première puissance mondiale semble incapable de s’extirper.
Green Zone ne s’intéresse pas au début de la guerre. Lorsque le film commence, Saddam Hussein est déjà destitué. Il ne s’agit donc pas de la prise du pays. Le film ne s’intéresse pas non plus à l’après-guerre. Cet après guerre dans lequel les États-Unis sont englués depuis des années, un après-guerre fait de combats, d’insurrection, de soldats tués. Non. Green Zone se penche sur une fine période transitive. Un petit purgatoire pendant lequel il a pu y avoir l’espoir que les rapports entre Irak et États-Unis prennent une autre tournure. Une période pendant laquelle l’Irak n’avait pas de chef d’État.
Green Zone tisse avec brio dans ce laps de temps, sur le terrain, un récit complexe et dense sur les rapports de force au sein même du camp américain. Sous des allures de thriller à suspense bourré d’adrénaline, Greengrass et son scénariste Brian Helgeland explorent les zones d’ombre de la machine stratégique américaine mise en place en Irak. Pourquoi et comment un gouvernement est allé jusqu’à tenter de berner le monde entier avec une histoire inventée de toute pièce pour entrer en guerre. Mais le film ne se contente pas de tirer à boulet rouge sur une administration trop bête pour croire que ses agissements puissent servir ses intérêts à court ou à long terme. Green Zone ose aussi poser une problématique plus affinée. Le film de Greengrass montre toute la complexité d’un conflit dans lequel chaque intervenant peut voir l’action des autres, alliés comme ennemis, comme un acte à ne pas exécuter. La naïveté se dispute constamment avec un réalisme amer. Le rêve d’une guerre que l’on pourrait régler en avançant ses pions avec sincérité se heurte à la constatation que la guerre nécessite parfois des concessions écœurantes. La vérité s’avère rarement triomphante, lorsque des intérêts matériels sont en jeu.
Green Zone est un film important dans le cinéma américain car il parle un double langage qu’il est difficile de maîtriser. Celui du film engagé, politique, revendicatif, ayant énormément de choses à dire, et les disant avec intelligence. Et celui du film d’adrénaline pure, échappée haletante dans les rues de Bagdad (même si le film a en réalité été tourné au Maroc), filmée au plus près des corps, suspense affolant qui ne nous lâche à aucun instant.
Green Zone c’est aussi Matt Damon. Longtemps j’ai eu du mal à voir en Damon un acteur intéressant, ne parvenant pas à dépasser son infatigable blondeur hollywoodienne. Il ne cesse pourtant, film après film, d’imposer son physique, de faire preuve d’intelligence, de s’effacer derrière ses rôles, et de s’affirmer comme un des acteurs majeurs du cinéma américain contemporain. Dans Green Zone autant que dans Invictus ou The Informant, pour ne citer que les plus récents.
Green Zone ne semble pas parti pour être un succès au box-office, pas plus européen qu’américain. Il n’aura pas non plus le retentissement de Démineurs à la prochaine saison des récompenses. Pourtant Green Zone restera, lorsque bien d’autres films disparaitront. Et c’est là l’essentiel.