Question préjudicielle sur la conformité au droit communautaire du caractère prioritaire de la question de constitutionnalité et au traité de Lisbonne de la bande des 20 km Schengen (78-2 al. 4 CPP)
La Cour de cassation demande à la Cour de justice de l’Union européenne de statuer en urgence sur une question préjudicielle sur la conformité au droit de l’Union européenne de la loi organique du 10 décembre 2009, en ce qu’elle impose aux juridictions de se prononcer, par priorité sur la transmission, au Conseil constitutionnel, de la question de constitutionnalité ainsi que la point de savoir si l’article 78-2 alinéa 4 du CPP est conforme à l’article 67 du traité de Lisbonne.
En l’espèce, M. Abdeli, un Algérien en situation irrégulière, a fait l’objet d’un contrôle de police dans la bande Schengen (20 km) de la frontière franco-belge en application de l’article 78-2 alinéa 4 du code de procédure pénale.
Le 23 mars 2010, le préfet du Nord lui a notifié une reconduite à la frontière et l’a placé en rétention administrative. Lors de l’examen de la demande de prolongation de la rétention devant le juge des libertés et de la détention, il a déposé une QPC en développant le moyen selon lequel l’article 78-2 alinéa 4 du CPP porte atteinte à des droits et libertés garantis par la Constitution. Cette disposition a certes déjà été contrôlées par le Conseil constitutionnel (Décision n° 93-323 DC du 05 août 1993), mais le requérant invoquait un changement de circonstances (article 23-2, 2° de l’ordonnance de 1958) lié à l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne.
Invoquant la jurisprudence du Constitutionnel relative à l’article 88-1 de la Constitution selon laquelle la transposition de directive constitue une exigence constitutionnelle (Décision n° 2006-540 DC 27 juillet 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information), le requérant estimait le contrôle aux frontières intérieures organisés par l’article 78-2 al. 4 du CPP contraire à l’article 67 du TFUE qui prévoit, depuis le traité de Lisbonne, que l’Union « assure l’absence de contrôle des personnes aux frontière intérieures » et par suite à la Constitution.
Le 25 mars 2010 le JLD a transmis la QPC à la Cour de cassation. Il a également ordonné la prolongation de la rétention pour 15 jours (JLD Lille, 25 mars 2010 N 10-40.002 et M 10- 40.001). La QPC a été reçue le 29 mars à la Cour de cassation.
Rappelant la décision du Conseil constitutionnel sur la constitutionnalité de la loi organique (« Considérant, en second lieu, qu’en imposant l’examen par priorité des moyens de constitutionnalité avant les moyens tirés du défaut de conformité d’une disposition législative aux engagements internationaux de la France, le législateur organique a entendu garantir le respect de la Constitution et rappeler sa place au sommet de l’ordre juridique interne ; que cette priorité a pour seul effet d’imposer, en tout état de cause, l’ordre d’examen des moyens soulevés devant la juridiction saisie ; qu’elle ne restreint pas la compétence de cette dernière, après avoir appliqué les dispositions relatives à la question prioritaire de constitutionnalité, de veiller au respect et à la supériorité sur les lois des traités ou accords légalement ratifiés ou approuvés et des normes de l’Union européenne ; qu’ainsi, elle ne méconnaît ni l’article 55 de la Constitution, ni son article 88-1 » (Décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009, cons. 14), la Cour de cassation en déduit que les juge du fond ne peuvent pas statuer sur la conventionnalité d’une disposition légale avant de transmettre la question de constitutionnalité.
La Cour relève aussi que l’article 62 de la Constitution dispose que les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours dès lors, constate-t-elle, « les juridictions du fond se voient privées, par l’effet de la loi organique du 10 décembre 2009, de la possibilité de poser une question préjudicielle à la CJUE avant de transmettre la question de constitutionnalité » et que « si le Conseil constitutionnel juge la disposition attaquée conforme au droit de l’Union européenne [ ? à la Constitution], elles ne pourront plus, postérieurement à cette décision, saisir la CJUE d’une question préjudicielle ».
Il en serait de même, en vertu de l’article 23-5 de l’ordonnance de 1958, pour la Cour de cassation qui « ne pourrait pas non plus, en pareille hypothèse, procéder à une telle saisine malgré les dispositions impératives de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, ni se prononcer sur la conformité du texte au droit de l’Union. ».
Par suite, la Cour de cassation estime que la question de conformité au droit de l’Union européenne de la loi organique du 10 décembre 2009, en ce qu’elle impose aux juridictions de se prononcer, par priorité sur la transmission, au Conseil constitutionnel, de la question de constitutionnalité, doit être posée, à titre préjudiciel, à la CJUE, ainsi que la point de savoir si l’article 78-2 alinéa 4 du CPP est conforme à l’article 67 du traité de Lisbonne.
NB : une telle contrariété pourrait être levée si le Conseil constitutionnel acceptait d’effectuer un contrôle de conformité des lois au droit communautaire originaire et dérivé et, en cas de contrariété (autre que manifeste) il procédait de lui-même à un renvoi préjudiciel aux fins d’interprétation du droit communautaire et ce afin d’assurer le respect des articles 55 et 88-1 de la Constitution. Mais en rendant cette décision avant-dire droit, la Cour de cassation coupe l’herbe sous le pied au Conseil constitutionnel alors même que la décision « DADVSI » ouvrait cette possibilité (mais pas dans le cadre du contrôle a priori dans la mesure où le Conseil constitutionnel doit se prononcer dans un délai d’un mois sur la saisine ce qui ne permet pas de poser une question préjudicielle).
NB 2: certains auteurs, dont Paul Cassia, n’ont cessé d’alerter sur le fait que le caractère prioritaire de la question de constitutitutionnalité d’une loi par rapport à l’examen de la contrariété au droit communautaire était problématique
En outre, relève la Cour, le litige met en cause la privation de liberté d’une personne maintenue en rétention et la Cour de cassation ne dispose que d’un délai de trois mois pour décider de la transmission de la QPC - motifs qui justifienr que la CJUE soit saisie suivant la procédure d’urgence.
Cass., QPC 16 avr. 2010, n° 10-40002
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- La Cour de cassation avait déjà rendu une décision n’assurant pas totalement l’effet utile de la QPC : “QPC: une première irrecevabilité devant le juge judiciaire de mauvais augure (Cass., QPC, 19 mars 2010, Commune de Tulle)”, CPDH 27 mars 2010
- Voir aussi G. Carcassonne, professeur de droit public à l’université Paris-Ouest-Nanterre-la Défense, et Nicolas Molfessis, professeur de droit privé à l’université Panthéon-Assas (Paris-II)., « La Cour de cassation à l’assaut de la question prioritaire de constitutionnalité », Le Monde 23 avril 2010?
“(…) Cela ne fait guère que trente-cinq ans que l’on sait, depuis la décision du 15 janvier 1975, que le Conseil constitutionnel refuse ce type de contentieux. En effet, le contrôle de constitutionnalité coexiste avec le contrôle de conventionnalité, sans que jamais le premier, réservé au Conseil constitutionnel, ait prétendu absorber le second, qui relève dans l’ordre interne du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation.
Il n’y avait donc rien dans la question qui fût directement d’ordre constitutionnel. Elle n’était en outre ni nouvelle ni réellement sérieuse. La Cour de cassation devait donc en refuser la transmission au Conseil, comme son avocat général le lui avait proposé de manière solidement argumentée.
Au lieu de cela, qui relevait du bon sens, les juges de cassation ont bâti une argumentation qui laisse pantois. En premier lieu, ils ont affirmé que la question relevait à la fois du droit de l’Union et de celui de la Constitution, alors que l’on vient de voir que cette dernière affirmation va à l’encontre d’une jurisprudence stable et connue. En deuxième lieu et surtout, ils ont fait, au mépris du même principe, comme si le Conseil constitutionnel était susceptible de se prononcer sur la conformité de la loi au droit de l’Union européenne pour en déduire que sa décision interdirait dès lors aux juridictions de poser ensuite une question préjudicielle : le Conseil constitutionnel pourrait en quelque sorte “court-circuiter” la Cour de justice de l’Union européenne. (…)
On pourrait se situer sur le terrain purement juridique pour montrer combien la Cour de cassation suit un raisonnement infondé : si le constituant a tenu à donner à la question de constitutionnalité un caractère prioritaire, cette priorité n’a aucunement été conçue comme une supériorité sur le droit communautaire. Les deux contrôles sont différents et indépendants l’un de l’autre ; ils peuvent se succéder s’il y a lieu, la loi organique s’étant bornée à préciser dans quel ordre”