L'auteur/narrateur est enseignant, un enseignant sans classe...il est remplaçant, celui qui prend une classe au pied levé, celui qui souvent est regardé d'un oeil goguenard par les collègues titulaires d'un poste fixe: le remplaçant est toujours un peu le fainéant de service, le bouc émissaire des envieux qui s'ignorent.
Il raconte les émois de la rentrée scolaire de Septembre, toujours un peu particulière car il est sans affectation et attend la "grand'messe" à l'inspection de circonscription avec appréhension, taraudé par le mystère de la classe qui lui sera dévolue. Il croque les retrouvailles entre collègues, la narration des vacances, la reprise des repères indispensables pour commencer dans de bonnes conditions une année scolaire.
Le narrateur tient son journal de bord et le lecteur suit ses tribulations de titulaire mobile au gré des remplacements qui lui font faire souvent le grand écart entre les niveaux: de la petite section de maternelle au CM2 en passant par le CP ou le CE, le quotidien n'est pas toujours facile. Sa petite vie tranquille de remplaçant aurait pu continuer longtemps ainsi sauf qu'un jour, l'inspection l'envoie dans une classe spécialisée où sont scolarisés des enfants difficiles: c'est le choc culturel, celui qui voit s'effondrer tous les repères d'un enseignement traditionnel, celui qui fait regarder d'un autre oeil la transmission des savoirs. Oh, il n'a pas beaucoup d'élèves mais entre les hyper actifs, le violent, l'irréductible et leur point commun, le refus d'apprendre, le refus des contraintes, c'est un avis de tempête qui est annoncé pour le reste de l'année. Notre instituteur ne baisse pas les bras, retrousse ses manches et va au charbon, le sourire aux lèvres, la patience en bandoulière et la pédagogie à l'épaule. C'est son combat contre lui-même, contre les a priori, contre le mal-être des élèves, malmenés par une vie que l'on ne peut parfois pas imaginer, en révolte, qu'il relate avec tendresse et humour. Etre "lâché", sans formation, dans une classe spécialisée est une expérience parfois violente: l'enseignant se retrouve démuni, seul, terriblement seul souvent, sans les outils essentiels pour mener à bien sa mission (le terme est loin d'être exagéré) et il faut extirper du fond de son cartable des alternatives inédites afin d'avancer et faire avancer les élèves qui lui sont confiés. Le lecteur suit les hauts et les bas du moral, de l'ambiance de classe, des relations tissées entre les élèves et l'enseignant, il rit, il sourit ou il peste, sensible à l'arrivée, qui pourrait être drôle si elle n'était pas tristement navrante, du conseiller pédagogique qui...ne conseille rien du tout et s'enfuit très vite, laissant notre héros fort désappointé. Du coup, il se bricole les moyens pour parvenir à avancer dans le programme (ahhhh, le sacro saint programme à suivre et à finir, le cauchemar de tout enseignant surtout lorsque les semaines défilent et le surplace se profile!), tenter de capter l'attention de ses ouailles, certes exécrables mais parfois amusantes et attachantes.
Le lecteur suit le rythme d'une année scolaire, constate que les périodes de vacances sont loin d'être superflues, qu'après 16h30 la classe continue pour l'enseignant (eh oui, les préparations ne se font pas encore toutes seules....dommage), qu'elle s'invite souvent en pleine nuit et que la gestion au quotidien d'une classe est tout sauf tranquille (l'énergie est la compagne de chaque instant de l'enseignant, dès qu'elle flanche, une infime lézarde strie son armure de preux chevalier, sans peur et sans reproche). Il pourra comprendre la solitude de l'enseignant dans une salle de classe désertée par les élèves partis en grandes vacances: plus de bruit, plus de rires, plus de chuchotis, seulement des livres , des chaises et des tables à ranger, du matériel à stocker dans les armoires, le tableau à effacer...un vide angoissant étreint l'atmosphère et une larme peut apparaître au coin des yeux (ça m'arrive chaque année depuis vingt ans). Ce n'est qu'après avoir franchi le sas de décompression (temps du trajet pour rentrer chez soi) que l'ordre des choses revient et laisse la place au sentiment enivrant d'être enfin en vacances....et libre.
J'ai aimé le regard tendre, malgré les difficultés, porté sur le métier d'enseignant par ce prof des écoles plein d'allant et d'optimisme, même si parfois on sent qu'il est un peu désabusé, un regard qui requinque lorsqu'un ras-le-bol assombrit la joie de retrouver sa classe et ses élèves. Il aurait pu être cynique, ironique et amer (car à l'heure actuelle il faut être solide pour ne pas rendre son tablier et aller planter des choux-fleurs), et larder de flèches assassines un système (qui le mériterait grandement) chronophage aux allures d'ogre insatiable. Le parti pris du dessin apporte une note de fraîcheur, une profondeur aussi, à un récit qui aurait pu devenir un insipide témoignage barbant: les bonshommes patates sont trognons à souhait, expressifs et attachants, le N&B souligne le côté saisissant d'une réalité scolaire, peut-être édulcorée par la passion du métier d'enseignant de l'auteur, passion qui ne quitte jamais celui qui a toujours voulu être instituteur (on dit maintenant professeur des écoles...pfff que cela peut être pompeux!) même si le découragement pointe de temps à autre, qui ne peut qu'émouvoir et parfois étreindre sous les rondeurs douces des personnages "patates".
"Le journal d'un remplaçant" est un roman graphique drôle, humoristique, sincère et tendre sur le monde souvent mystérieux des enseignants. Je rejoins Krinein lorsqu'il préconise sa lecture aux hauts fonctionnaires d'état plus prompts à pondre des réformes ou des observatoires à l'infini qu'à écouter tout simplement la vie réelle du terrain,encore faut-il que ces gens importants sachent pousser la porte d'une librairie ou lire des blogs d'auteurs....mais ceci est une autre histoire, n'est-ce pas?