Irrecevabilité d’une QPC déposée avant l’entrée en vigueur de la loi organique et n’ayant pas fait l’objet d’un mémoire distinct après le 1er avril 2010
Dans une nouvelle décision sur l’officier de gendarmerie et chercheur au CNRS, J-H. Mattely, concernant un blâme infligé le 17 décembre 2007 pour manquement à l’obligation de réserve, le Conseil d’Etat confirme cette sanction, et sa conventionnalité, et estime irrecevable une question prioritaire de constitutionnalité faute pour le requérant d’avoir produit, postérieurement au 1er avril 2010, un mémoire motivé et distinct.
En l’espèce, lors d’interventions sur une radio à diffusion nationale en octobre et novembre 2007, et dans un éditorial publié au mois de novembre 2007 dans une revue spécialisée, M. Matelly s’était exprimé en termes critiques au sujet de la politique du gouvernement relative à la gendarmerie nationale et a remis en cause certains éléments du statut général des militaires.
Après mise en demeure de sa hiérarchie de cesser de s’exprimer dans les médias, l’officier est de nouveau intervenu sur des médias (l’édition du journal dans lequel il avait co-rédigé l’éditorial reproché a été imprimée et distribuée dans les derniers jours du mois d’octobre 2007, soit après la mise en demeure dont il avait fait l’objet). Le blâme a été prononcé en se fondant notamment sur ce qu’il n’avait pas tenu compte de cette injonction de respecter son devoir de réserve.
Le Conseil d’Etat confirme cette (faible) sanction en écartant l’ensemble des arguments du requérant.
Sur la procédure suivie, il estime qu’elle a été régulière :
- lorsque le ministre de la Défense exerce son pouvoir disciplinaire à l’égard d’un officier de gendarmerie la décision prise n’entre pas dans le champ d’application de l’article 6 de la CEDH - sûrement en application des critères de l’arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande (Cour EDH, G.C. 19 avril 2007, Req. n° 63235/00). Ce moyen est donc inopérant
- il ne résulte ni de l’article 3 du décret du 15 juillet 2005 relatif aux sanctions disciplinaires et à la suspension de fonctions applicables aux militaires ni d’aucun principe général du droit que le requérant « disposait d’un droit à être informé, préalablement à sa convocation devant l’autorité militaire de premier niveau, de la faculté de préparer sa défense ou de la date de l’audition par l’autorité militaire de premier niveau ». Par ailleurs, celui-ci a bien reçu communication de l’ensemble des pièces de son dossier, a été auditionné par l’autorité militaire de premier niveau et a pu présenter des observations orales et écrites
- la procédure de transmission entre autorités militaires de premier et de second niveau, après appréciation de la gravité des faits, puis au ministre de la Défense, qui inflige la sanction, a été respectée.
Sur la légalité interne, le requérant avait soulevé, avant le 1er mars 2010, une question prioritaire de constitutionnalité mettant en cause l’article 4 de la loi du 24 mars 2005 portant statut général des militaires (codifié à l’article L. 4121-2 du code de la défense) restreignant la liberté d’expression des militaires au regard de l’article 11 de la DDHC. Ce moyen est irrecevable faute pour le requérant d’avoir déposé, à compter de l’entrée en vigueur de la loi organique n° 2009-523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution un mémoire distinct et motivé posant la QPC comme le prévoit l’article 7 du décret du 16 février 2010 (v. Décret n° 2010-148 du 16 février 2010, Actualités droits-libertés du 18 février 2010 et CPDH même jour).
-> voir pour une première tentative similaire, avant l’adoption de la loi organique, à propos de la liberté syndicale et d’association professionnelle des militaires (CE, Sect. 11 déc. 2008, ADEFDROMIL, n°307403, CPDH 7 janvier 2009 )
-> Si un mémoire distinct avait été déposé après le 1er avril 2010, il aurait appartenu aux juridictions d’apprécier la nécessité de réouverture de l’instruction, sachant que que « la jurisprudence du Conseil d’Etat (CE 12 juill. 2002, M. et Mme Leniau, n° 236125 et CE sect. 27 févr. 2004, Préfet des Pyrénées-Orientales c/ Abounkhila, n° 252988) fait, en principe, obligation au juge administratif, lorsqu’il est saisi d’un mémoire ou d’une note en délibéré postérieurement à la clôture de l’instruction et avant la lecture de la décision, de rouvrir l’instruction notamment dans le cas où ces écritures font état d’une circonstance de droit nouvelle » (J. Arrighi de Casanova, J.-H. Stahl, L. Helmlinger, « Les dispositions relatives aux juridictions administratives du décret du 16 février 2010 sur la question prioritaire de constitutionnalité», AJDA 2010 p. 383) (voir “La question prioritaire de constitutionnalité devant les juridictions administratives (1. dépôt et instruction)”, CPDH 23 février 2010 et “QPC: une première irrecevabilité devant le juge judiciaire de mauvais augure (Cass., QPC, 19 mars 2010, Commune de Tulle)”, CPDH 27 mars 2010)
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Par ailleurs, le Conseil d’Etat écarte la contrariété de l’article L. 4121-2 du code de la défense, en raison de son imprécision, aux articles 19 du PIDCP, 10 de la CEDH ainsi qu’aux stipulations de l’article 7 de la même convention « qui concernent les décisions de nature pénale, ni invoquer le principe de légalité des délits, qui ne s’applique pas aux sanctions disciplinaires que l’autorité administrative a le pouvoir d’édicter à l’égard des agents publics placés sous son autorité ». Le principe de légalité des peines ne peut qu’être écarté « dès lors que le blâme du ministre fait partie des sanctions du premier groupe énumérées à l’article L. 4137-2 du code de la défense ».
Enfin, il ressort, selon le Conseil d’Etat, des faits (expression dans les médias en critiquant la politique gouvernemental sur le rapprochement police-gendarmerie et réitération après la mise en demeure, et crédit donné par le requérant « à l’affirmation du journaliste relative à la fermeture de la moitié des brigades ») que la décision n’est pas entachée d’inexactitude matérielle, que les faits n’ont pas été inexactement qualifiés et la sanction justifiée et proportionnée car ces interventions médiatiques excédaient, selon la haute juridiction, « par leur nature et leur tonalité, les limites que les militaires doivent respecter en raison de la réserve à laquelle ils sont tenus à l’égard des autorités publiques ».
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Rappelons que pour des faits similaires en 2003 (article critique sur le management dans la gendarmerie et l’usage des statistiques, dans une revue spécialisée repris dans un entretien au journal “Libération“), M. Matelly avait déjà fait l’objet d’un blâme confirmé par le Conseil d’Etat (CE, réf., 5 Février 2003 N° 253871 : référé-liberté; CE, réf., 19 Mars 2003 N° 254524 : référé-suspension; CE 19 Mai 2004, N° 245107 : fond; CE 7 juin 2006, n°275 601; CE, 10 novembre 2004 N° 256572) ainsi que par la Cour EDH compte tenu notammen de « la gravité modérée » de la sanction disciplinaire (Cour EDH, Dec. 5e Sect. 15 septembre 2009, req. n° 30330/04, Matelly c. France voir CPDH du 5 octobre 2009).
Est actuellement pendante devant le Conseil d’Etat une troisième affaire Matelly portant sur sa radiation des cadres de la gendarmerie à la suite d’une tribune publiée dans Rue 89 avec Laurent Mucchielli et Christian Mouhanna du CESDIP (v. le rejet du référé-liberté pour défaut d’urgence (CE, ord., 30 mars 2010, J-H. Matelly, n°337955, CPDH 1er avril 2010). Espérons que, cette fois-ci, la sanction sera suspendue puis annulée par le Conseil d’Etat dans la mesure où M. Mattely s’exprimait comme chercheur.
CE, 9 avril 2010, Jean-Hugues MATELLY, N° 312251, aux tables