2. La question de la succession
a) Le principe de la succession en général
Que le Nouveau Testament, dans tous ses grands filons et traditions, connaisse la primauté de Pierre, cela est incontestable. La vraie difficulté surgit dès que l'on se pose la seconde question: peut-on fonder l'idée d'une succession de Pierre? La troisième question, qui lui est liée, est encore plus difficile: peut-on justifier d'une manière crédible la succession romaine de Pierre? En ce qui concerne la première question, nous devons avant tout constater que, dans Nouveau Testament, il n'y a pas d'affirmation explicite de la succession de Pierre. En vérité, on ne doit pas s'en étonner dans la mesure où les Évangiles, tout comme les grandes épîtres pauliniennes, ne traitent pas du problème d'une Église post-apostolique, ce qui, du reste, doit être vu comme un signe de fidélité à la tradition de la part des Évangiles. Par ailleurs, il est possible de rencontrer indirectement ce problème dans le Évangiles, si l'on donne raison au principe méthodologique de l'histoire des formes, selon lequel n'a été reconnu comme faisant partie de la tradition que ce qui a été ressenti d'une certaine manière comme important pour le moment actuel, dans le milieu correspondant de cette tradition. Cela devrait vouloir dire, par exemple, que Jean, vers la fin du premier siècle, c'est-à-dire alors que Pierre était mort depuis longtemps, n'a aucunement considéré sa primauté comme quelque chose qui appartenait au passé mais comme quelque chose qui restait actuel pour l'Église.
Certains croient donc - peut-être avec un peu trop de fantaisie - pouvoir découvrir dans la « concurrence» entre Pierre et le « disciple que Jésus aimait », une répercussion des tensions entre la revendication romaine de la primauté et la conscience de soi du Siège d'Éphèse et de l'Église de l'Asie mineure. Ce serait de toute façon un témoignage très précoce, et de plus immanent à la Bible, du fait que l'on retenait que la ligne pétrinienne continuait à Rome. Mais nous ne devons en aucune manière nous appuyer sur des hypothèses aussi incertaines. Au contraire, l'idée fondamentale me semble juste, selon laquelle les traditions néo-testamentaires ne répondent jamais à un pur intérêt de curiosité historique mais portent en elles la dimension de l'actualité et font toujours apparaître les choses à partir de l'aspect pur et simple du passé, sans pour autant annuler l'autorité spéciale de l'origine.
Du reste, ces mêmes scientifiques ont proposé des hypothèses sur la succession qui nient le principe même. O. Cullmann, par exemple, repousse de manière très unilatérale l'idée de succession, mais croit cependant pouvoir démontrer que Pierre aurait été remplacé par Jacques et que celui-ci aurait assumé la primauté précédemment exercée par le premier des Apôtres. Bultmann, à partir de la mention des trois colonnes en Galates 2, 9, croit pouvoir conclure que l'on aurait parcouru le chemin d'une direction personnelle à une direction collégiale, et qu'un collège aurait pris la suite pour assurer la succession de Pierre. Il n'est pas besoin de discuter ces hypothèses ou d'autres semblables; leur fondement est plutôt faible. Mais on démontre ainsi que l'idée de la succession ne peut être éludée, si l'on considère la parole transmise vraiment comme un espace ouvert à l'avenir. Dans les écrits du Nouveau Testament qui se situent au moment du passage à la seconde génération ou qui lui appartiennent déjà - spécialement dans les Actes des Apôtres et dans les Lettres pastorales -, le principe de la succession prend en effet une forme concrète. La conception protestante selon laquelle la « succession » ne se trouve que dans la Parole comme telle, mais non pas dans les « structures» quelles qu'elles soient, se révèle être anachronique, sur la base des formes effectives de la tradition néo-testamentaire. La Parole est liée à un témoin, lequel garantit son caractère sans équivoque, qu'elle ne possède pas comme pure Parole confiée seulement à elle-même. Mais le témoin n'est pas un individu qui subsiste pour lui-même et en lui-même. Il est aussi peu témoin par lui-même et par sa capacité à se souvenir que Simon peut être un roc en vertu de ses propres forces. Il est témoin non pas en tant qu'il est « chair et sang » mais par son lien avec l'Esprit, le Paraclet qui est garant de la vérité et qui ouvre la mémoire. C'est lui qui, de son côté, lie le témoin au Christ. En effet, le Paraclet ne parle pas de lui-même mais prend de «ce qui lui appartient» (c'est-à-dire de ce qui est au Christ: Jn 16, 13). Ce lien avec l'Esprit et avec sa manière d'être - « Il ne donne pas de lui-même, mais il dit ce qu'il a entendu» - est appelé, dans le langage de l'Église, «sacrement». Le sacrement désigne la triple imbrication entre Parole, témoin, Esprit Saint et Christ, qui décrit la structure spécifique de la succession néo-testamentaire. Du témoignage des Lettres pastorales et des Actes des Apôtres, on peut tirer avec une certitude absolue que déjà la génération apostolique a donné à cette imbrication réciproque entre personne et parole, dans l'actualité de foi de l'Esprit et du Christ la forme de l'imposition des mains.