Les commentateurs du dernier livre de Bernard-Henri Levy, celui dans lequel il parle de la gauche, lui reprochent de ne pas voir dit un mot de la question sociale. Comment peut-on se dire de gauche et laisser de coté cette question, lui demandent-ils avec insistance. Plutôt qu’une erreur, cette absence me parait un symptôme. Si Bernard-Henri Levy ne parle pas de la question sociale, c’est que celle-ci s’est évanouie, s’est éloignée, n’est plus à l’horizon de la gauche.
Le dire peut paraître étrange, absurde, mais de quand date la dernière réforme que l’on puisse qualifier de véritable avancée sociale? Quelles sont les revendications des organisations de gauche qui relèvent de cette définition? Les 35 heures? Elles n’ont pas été conçues dans cet esprit mais comme un remède au chômage (ce qu’elles ont d’ailleurs été pour partie). La flexi-sécurité dont on parle tant ces jours-ci? Mais il s’agit au mieux que d’un aménagement de ces deux vieilles conquêtes sociales que sont les allocations chômage et la formation professionnelle. La revalorisation du Smic? Son passage à 1500€ comme le proposait Fabius? Mais elle est inscrite dans la loi et se fait chaque année depuis plusieurs décennies. La lutte contre le harcèlement moral? Ce n’est que la manifestation de la montée en puissance dans les relations professionnelles des avocats et des psychologues. La lutte contre les discriminations au travail? Mais il ne s’agit que la traduction tardive dans le monde du travail de combats engagés depuis une quarantaine d’années sur d’autres champs. Il faut se rendre à l’évidence : la dernière conquête sociale a plus de 25 ans. Il s’agit de la retraite à 60 ans. Depuis plus rien : la question sociale s’est retirée, bousculée par ces nouveaux venus que sont les exclus, les sans-papiers, les habitants des cités…
Cet éloignement n’a pas été sans conséquence sur les partis de gauche. Le PCF, qui n’était pas au mieux de sa forme avec les déboires du modèle soviétique, ne s’en est pas remis. Le PS, parti solide, a mieux résisté, mais on sent que son socle sociologique et idéologique s’est déplacé : ce sont les classes moyennes qui votent aujourd’hui pour lui et ce sont les écologistes qui inspirent ce qu’il y a de mieux dans sa politique. Disons-le tout net : sa chance historique aura été l’incapacité des écologistes à s’organiser. Issus de la société civile, ils ont voulu conserver, jusque dans l’action politique classique, les formes issues du monde associatif qui leur ont permis de faire valoir leurs idées. Attac a tenté, sur un registre différent, de faire pareil, mais avec aussi peu de succès. Faire de la politique, avoir des élus et espérer prendre le pouvoir suppose d’autres méthodes.
Les syndicats, alliés traditionnels de la gauche, ont pris leur autonomie jusqu’à devenir, à l’occasion des alliés au moins implicites des gouvernements de droite inimaginables vingt ans plus tôt (que l’on se souvienne des pas de deux de Nicole Notat et François Chérèque avec Juppé et Fillon).
Quant aux classes populaires, aux ouvriers, aux prolétaires, aux syndicalistes d’hier, ils ont pris leur liberté. Beaucoup sont restés à gauche, mais d’autres se sont aventurés à droite et plus encore à l’extrême-droite qui leur proposait un discours et un programme correspondant à ce que des victimes directes de la mondialisation pouvaient attendre : xénophobie et protectionnisme.
La gauche ne serait pas dans de telles difficultés si elle pouvait avancer un projet social original, différent, capable de séduire les salariés. Mais est-ce seulement possible? Les salariés ne sont pas à plaindre : ils ont un emploi, des revenus réguliers, toute une série d’avantages qui permet, oh paradoxe, de les traiter de privilégiés même lorsqu’ils sont dérisoires. Du reste, ils n’attendent rien, ou pas grand chose de la politique, sinon qu’ils laissent leurs entreprises se développer.
La gauche doit se réinventer et se battre sur de nouveaux fronts : les quatre axes que propose Bernard-Henri Levy ne sont pas insignifiants, mais chacun sent bien qu’ils sont insuffisants. La gauche a besoin d’un nouveau combat qui lui permette de donner de nouvelles perspectives à ses militants et à tous ceux que la politique du gouvernement actuel exaspère ou met en colère. L’immigration pourrait lui offrir cet espace. Encore faut-il qu’elle ait le courage d’aller contre la xénophobie de ses anciens électeurs que le Front National a séduits. Ses dirigeants ne l'ont certaiement pas.