Témoignage d’une rencontre avec les travailleurs sans-papiers en grève.

Publié le 06 février 2010 par Jazzitup

Je suis à mon tour passé rue du Regard, dans le 6ème arrondissement de Paris, pour soutenir le mouvement de grève des travailleurs clandestins. Pierre B., les traits tirés par la fatigue, avait pris le temps de m’expliquer la veille. Les recours en justice avaient été rejetés, l’huissier était passé hier ; le collectif s’inquiétait de l’expulsion imminente.

« Les employés du bâtiment occupé – ceux qui sont en règle – ont reçu la consigne de ne pas venir travailler aujourd’hui par leur patron… c’est pas bon signe. » Lui il est resté là toute la nuit, et c’est pas la première.

Je suis allé voir le lendemain. Près de l’opulence de la rue de Rennes, on trouve une petite rue qui part en biais. C’est au bout qu’ils sont, pas très visibles si ce n’est pour deux drapeaux de la CGT. Plusieurs sont dehors à discuter contre le mur. Le type à la porte me sert la main. Ouah il a l’air vachement content de me voir, c’est sympa.

Je rentre. Dans la cour intérieure de l’immeuble, je me trouve soudain immergé par le lieu ; je suis rentré, un peu curieux, dans un quotidien de grève qui dure depuis trois mois.

Au fond, quelques hommes sont assis alignés sur le rebord en béton. Il y des femmes aussi, mais pas beaucoup. Au centre, une table a été disposée pour faire asseoir les militants qui sont là. Au milieu de la table, Konaté K. se présente et me propose une chaise pour discuter avec lui. C’est lui le délégué en chef du mouvement. Il a été élu.

Je lui pose des questions, il me raconte l’histoire. Avant ça il a ordonné à un type derrière lui de me ramener un café, et j’ai pas trop compris mais je crois qu’il m’a dit qu’il mettrait deux sucres. C’est sympa.

Ils sont là depuis décembre, mais lui n’en est pas à sa première expulsion. Il vient du Mali, comme presque tous ici. Abdullah D. que je rencontre plus tard me dit qu’il y aussi des sénégalais, des burkinabais et des mauritaniens un peu.

Ils viennent, tous les deux cent quarante-huit, du « bâtiment ». Lui a fait tous les métiers : ravaleur de façade, électricien, maçon. C’est pas le seul d’ailleurs, ils font ce qu’on leur demande de faire. Ils sont embauchés, avec contrat de travail légal en bonne et due forme, avec leur signature et celle de l’employeur.

L’employeur sait très bien, mais ne demande rien. Le secteur sait très bien, mais ne demande rien. L’Etat même, sait très bien, mais ne demande rien. Ca me fout en rogne moi. Lui en est à garder espoir.

Deux collègues se rincent le visage et les mains à la cafetière dans la cour. Je marche un peu pour discuter autour de moi. Je demande à un type venu me dire bonjour si je peux rentrer à l’intérieur. On descend tous les deux au sous-sol, mais on doit s’arrêter un peu en attendant que les autres aient fini de prier. 95% des maliens sont musulmans, il me dit. Lui n’a fait que l’école coranique ; il a appris à lire et à écrire tout seul. Il est arrivé en France avec un visa de tourisme de 3 mois à l’âge de 17 ans, aujourd’hui il en a 34.

Il fait une chaleur à crever à l’intérieur, à cause du manque d’aération. Je me sens un peu gêné de passer entre tout ce monde assis ou couché par terre. Comme l’endroit n’est pas suffisamment grand pour accueillir tout le monde, ils organisent des roulements. Ceux qui le peuvent vont dormir ailleurs un jour, et reviennent le lendemain. Le tout est de pas se faire attraper, c’est déjà arrivé. Heureusement il a été libéré au bout de 48h, pour pas que ça fasse trop de bruit je pense.

Au fond il y a une salle avec une télé. On regarde Youssou N’Dour en live à Bercy, c’est la fierté des sénégalais. Il met l’ambiance, ça fait pas de mal ; hier soir il y a eu une fausse alerte, alors forcément tout le monde est un peu inquiet. Je suis rejoint par d’autres étudiants qui viennent soutenir le collectif. On discute. Je dis à Mathias que la seule chose qu’on peut faire en cas d’intervention des flics, c’est de faire de la résistance passive : « oublier » d’ouvrir la porte, faire un sit-in dans la cour jusqu’à ce que les policiers soient obligés de te dégager. Lui il fait de la philo, il comprend bien je crois.

Ca a pas l’air comme je le raconte, et c’est vrai que l’air est vraiment irrespirable tellement il fait chaud, mais l’atmosphère est vraiment conviviale.

Je continue dehors avec Koli B. et d’autres. Lui il pense même pas à des papiers de naturalisation pour devenir français (c’est moi qui l’ai branché dessus), d’ailleurs il n’est pas sûr d’en vouloir. Il m’explique les étapes. D’abord qu’on leur accorde le droit de se regrouper pour faire grève ici. C’est mal barré, ils ont perdu en justice contre leur employeur il y a une semaine. Ensuite qu’on leur délivre des permis de travail en règle. Et – s’il est permis de rêver –, qu’on reconnaisse leurs qualifications. Pas les diplômes et tout, même si pas mal en ont, mais lui est chef de chantier par exemple, payé au smic.

Je lui dis : « je comprends pas que ça puisse exister tout ça ». Immédiatement je regrette d’avoir dis « tout ça » ; mais je continue. Sur leur feuille de salaire (il me l’a montrée), il y a des lignes « couverture maladie », « caisse des retraites », « assurance chômage », … Ca veut dire qu’en plus de construire « nos » logements, ils cotisent à « notre » modèle social. Eux n’ont pas le droit d’en bénéficier en cas d’accident du travail ou de maladie. Eux sont dépendants de la fatalité, mais font en sorte que nous ne le soyons pas. C’est sympa (sic).

En fait, je lui dis comme pour me convaincre, « le travail est légal mais pas celui qui l’exécute ». Il acquiesce, mais d’autres que moi ont le sens de la formule, et il espère quand même que ça finira par faire avancer quelque chose pour eux.

Il fait presque nuit quand je remonte la rue du Regard pour rentrer chez moi à quelques stations de là. La sonnerie de mon téléphone retentit pour m’annoncer un message. Je ne suis pas tranquille. J’ai laissé mon numéro de téléphone au cas où il y aurait évacuation, pour être là. Ils arrivent parfois à le savoir une heure avant.

On me l’a dit comment l’évacuation se passe. Les policiers escortent tout le monde vers le métro, le même que je prends, la ligne 6. Il vaut mieux pas pour eux qu’ils résistent, j’imagine. Et après ils les relâchent. Ils les éparpillent, en espérant qu’ils feront moins de bruit et qu’ils retourneront travailler. De toute façon ça fait 3 mois, la femme de Koli au pays est malade, elle s’est débrouillée cette fois. Mais ils n’ont pas le choix, ils se remettront à travailler illégalement.

Dans l’ombre qu’on leur a préparée.

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<> Le mouvement des travailleurs sans-papiers compte une dizaine de sites sur Paris depuis le début de la grève en octobre 2009. On peut rester solidaire. On peut même aller voir soi-même.