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Le dernier amour de Lola

Publié le 21 avril 2010 par Jlhuss

123122024.1271680093.jpg Quand elle aperçut sa dépouille mortelle, dénudée pour l’ultime toilette, Lola  au plafond s’esclaffa sans gorge, au seul plaisir des anges, de ce rire à cascade qui avait fait sa renommée autant que l’opulence de la poitrine et l’énormité de la croupe. « Vrai, dit-elle sans lèvres, avec moi les vers vont pas s’ennuyer ! Patience, les p’tits gars, y en aura pour tout le monde ! »

C’est déjà ce qu’elle disait de son vivant aux clients fébriles se pressant devant le 12 rue Saint-Prix, où Lola Popotin tenait boudoir à l’entresol : quatre mètres sur quatre tapissé de velours rouge et de miroirs dorés, avec au centre un lit comme un radeau de la Méduse, mais on n’y mourait que de plaisir dans une houle de coussins. L’engouement pour la Popotin -Lucette Aimery de son nom de baptême-  avait pris tant d’ampleur en trois ans, débordant le quartier de l’église, atteignant les faubourgs et se propageant jusqu’au bout du département, que la belle avait instauré un tarif de groupe le samedi. L’émulation sans doute ajoutait ce jour-là son piquant, car le lit des « samedis de Lola », rue Saint-Prix, était réservé plusieurs mois à l’avance comme les tables du Cheval Blanc, rue Quinconce.

Pour l’heure, l’âme de la belle, lovée dans le lustre, regarde les deux agents des pompes funèbres manier le corps fraîchement quitté, cette chair généreuse encore tellement sienne, encore tellement mêlée de vie que Lola lance un « aïe » moral quand les deux gars pincent le cadavre en le poussant sur le flanc pour un dernier fignolage  ; mais corps si rond qu’il roule, échappe à toute retenue, et le voilà à bas du lit, étalé blanc de neige sur la moquette grenat parmi l’affolement des deux noirs thanatopracteurs.

Lola pouffe en songeant qu’ainsi finissaient parfois les ébats du temps de sa splendeur, c’est-à-dire hier encore, avant ce maudit infarctus. Sa mort aussi est  une affaire de cœur ! Elle en mettait trop à l’ouvrage. Tant d’ardeur et de  tendresse, de passion et de compassion pour tous ces jeunes ou vieux, beaux ou laids, pauvres mâles si soucieux de leur besogne. Quand Lola était contente, (jamais elle ne faisait semblant), il fallait voir comme ils remballaient fièrement, ragaillardis, regonflés de considération, prêts de nouveau à affronter le vaste monde. Ils lui servaient sur le seuil de l’« Au revoir Madame Lola !», comme les mômes à l’institutrice. Et elle leur envoyait du lit un petit bécot du bout des doigts, si maternel que toute souillure glissait d’elle et d’eux plus sûrement que sous la douche.

Les deux petits croque-mort s’échinent, agrippent, s’arc-boutent, font levier, comptent jusqu’à trois, poussent des ahans d’effort qui en rappellent d’autres… Rien à faire, le corps obstinément glisse, s’échappe, retombe. Lola dans son lustre commence à rire jaune : sans vanité, elle aimerait bien quand même ne pas sombrer dans le ridicule avant la mise en  bière, devant la famille qui ne va pas  tarder. Papa Aimery sera là, bien sûr, qui l’aurait préférée caissière, sa Lucette, ou directrice des ressources humaines,  « mais quoi, on compte ce qu’on peut, on régule ce qui se trouve, seule vaut la conscience en toute chose ! ». Jeannine, la sœur cadette, a tourné classique, chef de rayon aux Grandes Galeries, mariée, deux enfants, mais sans principes butés : elle viendra. Et aussi se pointera le frère aîné, sûrement avec l’eau bénite, vaillant curé de Saint-Médard qui s’est mis à dos les dernières bigotes en leur serinant le cas de Marie-Madeleine… Ne pas compter sur le mari, ça non et Dieu merci ! filé à l’anglaise, ce salaud, voilà cinq ans, laissant Lucette avec sa rage et son petit infirme.

Du haut du lustre à pampilles, Lola Popotin exhorte ferme sans poumons : « Poussez ! Plus fort, voyons ! Z’avez quoi dans les veines ? Tirez donc ! » Soudain elle croit les reconnaître : mais oui, les deux puceaux d’hier soir, qu’elle s’est tuée justement à déniaiser ! « Ah ! vous m’en direz tant : deux employés des Pompes funèbres ! Tout s’explique, ô sainte Poisse…Bon, ce qui est fait est fait. S’agit maintenant, les p’tits cocos, de me rétablir dignement… Oui, c’est ça, le blondin : à genou sur le lit, vas-y, tire ferme sous les aisselles !  Toi, le noiraud, faut empoigner à la saignée des genoux et soulever dru. Allez, hue donc ! Du coup de reins, nom de Dieu !»

Tant d’encouragement spirituel a porté ses fruits. La Popotin repose maintenant à plat dos dans de beaux draps, un semblant de sourire aux lèvres. Robe de soie vite enfilée, fard à joues, rouge à lèvres, Shalimar, chaînette d’or avec médaille de la vierge. Prête pour les dévotions. Ouf… Mais quoi ? Qu’est-ce qui leur prend soudain ? Voilà que les petits gars ont un regret, dégrafent, découvrent la poitrine énorme, l’embouchent à droite, à gauche, s’y mussent en grognant comme des porcelets, en pleurant comme des baleineaux. Voilà bien  le plus joli des derniers adieux ! Lola en chavire dans son lustre.

Or c’est à ce moment précis, devant cette image incroyable : deux croque-mort tétant la défunte, que les Aimery  font leur entrée. Passé la seconde de stupeur, on sait vivre : la sœur, mine de rien, dispose le bouquet dans un vase ; le curé bénit les yeux fermés, et goupillonne si généreusement que les petits gars aspergés se relèvent et referment le corsage.

« Ça, dit papa Aimery en repeignant la frange, c’est toute ma Lucette : même morte, elle ne sait rien faire à moitié.»

Arion

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