Connaissez-vous Nakajima Atsushi ? Je n'en avais jamais entendu parler jusqu'à ce que je tombe sur ce livre de petites nouvelles dont la lecture continue de me poser question tant cet auteur japonais (1909 – 1942) mêle avec brio les genres littéraires. Il y a en effet ici de la mythologie et son côté fantastique, il y a du conte taoïste et ses enseignements en apparence contradictoires, de la philosophie bien sûr. On croirait certaines pages échappées de romans écrits par Borges ou Kafka.
On devine, d'une nouvelle à l'autre, quelles sont les figures tutélaires qui peuplent le Panthéon d'Atsushi. Là où notre esprit cartésien nous obligerait à faire un choix entre ces différentes littératures, l'auteur japonais a décidé de tout englober. C'est ce qui fait sa richesse lui qui, dans ses courtes histoires, parle souvent des gens de peu.
Le titre du livre est également celui de la première histoire. Un dénommé Li Zheng est transformé en tigre pour n'avoir pas pu devenir poète. Il raconte cela à Yuan Can qui s'est hasardé dans la forêt où sévit son ancien ami devenu bête féroce :
Un homme qui se soucie de sa petite œuvre poétique plus que de sa femme et de ses enfants, menacés par la faim et le froid, se ravale lui-même au rang des bêtes.
Il y a, dans les trois premières histoires, me semble-t-il, une réflexion sur la littérature. Elle est d'autant plus intéressante qu'elle met d'abord en garde contre l'enfermement tous ceux qui se donnent corps et âme à la chose écrite. Pour s'être laissé envoûter par la poésie, Li Zheng a tout perdu : les siens et surtout lui-même.
L'envoûtement : il en est également question dans « Le fléau des lettres ». Un démon des livres attaque des lecteurs. Nakajima Atsushi fait du fantastique avec rien. Mais c'est précisément cette absence de moyens qui lui permet de ne jamais verser dans l'excès et d'être toujours dans la bonne distance quand il s'agit de décrire le curieux, le singulier. On sait juste ici que les lecteurs perdent leur raison, leur entendement. Le processus est lent et très pernicieux.
« La momie » met en scène Pariskas, un haut-gradé de l'armée perse qui, au moment de l'invasion de l'Égypte, s'aperçoit qu'il comprend les gens même s'ils ne parlent pas leur langue. Nakajima Atsushi montre un homme face à lui-même, en proie à un doute qui le plonge dans le silence tant il semble déconcerté par cette découverte. Et le face-à-face se poursuit quand il se retrouve en présence d'une momie. C'est peut-être lui qu'elle renferme. C'est peut-être la femme qu'il avait épousée. Nous ne sommes sûrs de rien. Mais qu'importe, l'auteur ne tranche pas puisqu'il s'agit avant tout de montrer la possession.
« Possession » est d'ailleurs le titre d'une autre nouvelle qui m'a sans aucun doute le plus marqué. Après la mort de son père, un homme, Shakh, est possédé par un démon – un autre, décidément - qui lui fait raconter des histoires à un public toujours plus amateur de ses récitations. Mais petit à petit la source d'inspiration finit par se tarir et, pour le punir, les villageois mangeront Shakh.
Je vous conseille également vivement la lecture de « L'homme-buffle » : Shusun Bao a une aventure d'un soir avec une femme avant d'en épouser une autre. Quelques années plus tard, la femme délaissée revient avec son fils – produit de son amour éphémère - qui entre au service de son géniteur. Assoiffé de vengeance froide et savamment pensée le jeune homme à la tête de buffle finira par tuer ses demi-frères et le maître lui-même.
Dans ce livre, on croise aussi un maître du tir à l'arc qui dispense à son élève un enseignement dans la plus pure tradition taoïste mais dont les principes semblent lui échapper. Nakajima Atsushi signe également un très beau texte intitulé « Le bonheur » où un serviteur fait des rêves de grandeur quand son maître se voit, dans son sommeil, réduit au plus bas niveau de l'échelle sociale.
Si l'on mesure le talent d'un auteur à l'utilisation d'un langage universel, alors Nakajima Atsushi est un immense écrivain. Pas une seule fois cet auteur - qui pourrait paraître lointain - ne demeure enfermé dans ses valeurs, ses codes, ses références.
Il est urgent de lui redonner une seconde vie.