Le passage des vies roule avec la mer et lorsque nous voilà jetés sur la grève, plus pauvres que Job, nous avons intérêt à être bien lotis en parents, notre vraie richesse, car il est faux d’affirmer que nous pouvons choisir notre destin, que l’intelligence par exemple se construit à force de travail : il y aura ceux qui en auront envie et tous les autres qui seront trimballés, incapables d’infléchir la courbe de leur destinée, ils n’ont aucun choix, nous n’avons aucun choix. Né chez les analphabètes, je serais demeuré, une fois hors du nid, tel que mes parents furent. Ceux-ci ne furent pas des aigles, mais j’ai pu justement ruer hors de la condition qui m’était inscrite au front dès les premiers balbutiements de conscience et je me souviens qu’à huit ans j’étais leur critique le plus acharné : cette disposition spéciale me vint de la violence qu’ils me firent et les aurais-je aimés, j’eusse été aspiré dans le maelström grave de leur bêtise féroce d’adultes accablés par une existence pauvre, hésitante, peureuse qu’ils menèrent jusqu’au bout à force d’habitudes rances et de dépit haineux. Ce fut ma chance : je lus dans leur jeu dès les premiers tours de vie, leurs inepties suscitèrent ma rage de savoir, je n’eus de cesse de quitter leur pauvre village répétitif et d’entrer dans la vie de l’esprit où la liberté se conquiert à force de travail, de passion, d’ouverture d’esprit. J’ai préludé longtemps sous les coups mais je me doutais, à cause des sensations fortes et des émois farouches, que je ne serais pas fait de leur âpre folie et de leurs errements ineptes.
La vraie richesse de parents convenables ne fut pas mon lot, mais je me construisis hors sol, très tôt, un univers spirituel à l’inverse de leurs visions haineuses et je découvris des richesses dont ils n’avaient aucune notion. Je n’ai à cela aucun mérite, il flotte en effet parfois autour de certains enfants un halo intouchable où l’esprit se déploie, c’est un chant d’ouverture où les mille chemins chatoient sans qu’ils le veuillent, c’est une chance que j’ai saisie au beau milieu de la musique folle où je me réfugiai comme on le fait d’un nid. À l’ombre des grands airs – je dois tout à Bach, à Beethoven, à Mozart – j’entendis aussi autre chose, sorte d’exhaussement de ma sinistre position de victime promise, telle qu’on la voit s’agencer lourdement chez les enfants abrutis par la bêtise parentale. La musique ouvrit d’autres chemins et si je pratiquai la militaire, l’idiote du village, j’en avais une autre dans les disques que je savais savante et douce et forte, si dynamique qu’elle fut la source de tout le reste. Le reste, plus tard, fut un flot de livres, un océan d’idées, et je songeais alors avec volupté, en pleine conscience ceci : à chaque fois que j’ouvre un livre, je m’éloigne un peu plus de mes parents. Né dans un monde ridicule et violent, le destin (qui n’est pas moi et n’a rien à voir avec la volonté) m’a mené hors d’eux, loin d’eux, à mille lieues de leurs remuements fades et glauques, si bien que lorsque je me retourne et que j’observe froidement l’espace franchi, j’ai bien du mal à établir une continuité – qui pourtant est inscrite dans mon corps – entre l’enfant que j’étais et l’adulte advenu.