Hélène Frédérick, La poupée de Kokoschka, Verticales

Publié le 16 mars 2010 par Irigoyen
Hélène Frédérick, La poupée de Kokoschka, Verticales

Sorti il y a tout juste deux mois, le roman d'Hélène Frédérick raconte comment une jeune femme du nom de Hermine Moos se voit confier, par le peintre autrichien Oskar Kokoschka, la fabrication d'une poupée. Drôle de mission a priori sauf pour l'artiste qui espère retrouver, sous les traits de la figurine, une femme qu'il a passionnément aimée : Alma Mahler.

Hermine se met à l'ouvrage et découvre la difficulté de l'entreprise. Celle-ci interdit l'investissement en demi-teinte. La jeune femme comprend que, pour répondre aux attentes du maître, elle doit se donner corps et âme à cette tâche.

Sans le vouloir exactement, seulement pour un temps, je prête mon âme à la poupée de K, si tant est que l'âme existe, alors que lui l'ignore, ne me connaît pas. Il me croit sans doute entièrement soumise à sa requête mais de manière désincarnée, et comme ma sœur il ne devine pas la liberté qui règne entre ces quatre murs tandis que je suis seule.

Consciencieuse à l'extrême, Hermine va voir le travail d'Oskar Kokoschka afin de s'imprégner de son style et répondre au mieux à ses attentes. Mais très vite, la jeune femme semble dépassée. Elle raconte tout cela dans un journal, retranscription d'un monologue intérieur qui n'est pas sans rappeler celui de Fraülein Else d'Arthur Schnitzler.

Hélène Frédérick a eu l'excellente idée d'entrecouper les propos d'Hermine de références à des toiles du maître. On change donc de narrateur puisque ce sont à présent les personnages peints qui prennent la parole. Le livre montre donc un triple-mouvement : un « dialogue » d'un humain, Hermine, avec un être inanimé – la poupée -. Un dialogue entre des personnages inanimés – ceux des tableaux – avec le lecteur qui est en même temps spectateur de l'œuvre de Kokoshka – dommage toutefois qu'il n'y ait pas une photo de chaque toile, j'avoue en effet ne pas avoir tout retrouvé -. Troisième mouvement enfin : un dialogue impossible entre deux humains : Hermine et Kokoschka.

Jamais en effet, il n'est fait mention de propos directs entre le maître et l'élève. Une élève qui, rappelons-le a pour mission de donner une vie propre à sa figurine.

(...) en la touchant, avoir la certitude de trouver dans cette poupée un être vivant et tendre, plus humain qu'humain. (...) La magie est dans la manipulation et non dans les mains de l'artisan.

Le terme de manipulation peut, je crois, être compris de plusieurs façons. Manipulation en tant que travail manuel mais aussi et surtout en tant que jeu pervers. Celui de Kokoschka qui demande l'impossible et de Hermine qui veut dérouter le peintre.

Je saurai le tromper : ces croquis ne serviront pas à m'indiquer plus précisément le chemin à suivre. Je veux seulement lui arracher quelque chose... « Ce sera pour vous arracher quelque chose, mon maître. » Afin que la douleur soit un peu équitable.

Le roman montre un constant mouvement de balancier entre les personnages. Au point que l'on peut se demander un moment qui tire les ficelles.

Je deviens ainsi votre marionnette, la seule « vraie » poupée de l'histoire, celle que l'on manipule, pour combler un vide, ou du moins temporairement.

Mais qui est vraiment la poupée de l'autre ? Comment comprendre qu'Hermine, dans son journal réduise Oskar Kokoschka a une lettre « K ». N'est-ce pas la preuve d'une réduction à l'état d'objet ?

J'ai lu ce livre comme une interrogation multiple. Interrogations sur les notions d'identité, de silence, de possession aussi :

Il est en train de m'avaler toute entière.

Plus loin :

Je suis le pivot dont personne ne parle.

Il est aussi question d'enfermement. Le petit atelier munichois où travaille Hermine voit défiler les proches : Heinrich qui finira par disparaître au moment de la répression du mouvement spartakiste – nous sommes en 1918, l'avènement de la République et la démarche jusqu'au-boutiste de l'extrême-gauche cherchant à installer des conseils d'ouvriers se heurte à la répression de la sociale-démocratie aidée par les corps-francs – et Martha, la sœur d'Hermine.

Cet espace clôt semble être un abri face à la tempête politique qui souffle à l'extérieur (je pense que ce huis-clos pourrait tout à fait être porté à la scène). Mais ce refuge est-il sain ? Non puisqu'il enferme toujours un peu plus la narratrice.

Je me demande d'où vient cette tendance à vouloir frôler de très près le gouffre et l'anéantissement, à vouloir me jeter dans la gueule du loup méchant, à trouver une sorte de plaisir étrange et d'abord m'agenouiller devant lui, le loup, pour lui baiser les chevilles et les pieds. Suis-je malade ? Je ne peux me contenter de tiédeurs, de liens faciles à nouer, à dénouer, d'amitiés légères. Je leur préfère la solitude et son jeu d'intensités infiniment variables, comme lueurs de bougies.

Peu à peu, la poupée naît. Elle change aussi de nombreuses fois d'identité. D'abord appelée Eva, elle devient ensuite la femme-silencieuse, la femme-mensonge. Intéressantes dénominations qui posent question sur le rôle de la femme – elle ne parle pas ou elle ne dit pas la vérité -. Cela pose aussi une question plus philosophique : un modèle peut-il être vrai ? Que serait dans ce cas la notion de vérité artistique ? Ce roman peut aussi être lu comme un miroir à la fameuse réflexion d'Anaxagore : l'homme pense parce qu'il a des mains.

Vous l'aurez compris, j'ai été totalement envoûté par ces face-à-face à la fin duquel on apprend, en passant, une des raisons pour lesquelles Hermine prend tant de soin à redonner vie à un être.

Ce duel aura-t-il un vainqueur ? Ne comptez pas sur moi pour vous le dire. Disons qu'il y a des combats perdus en apparence qui ressemblent à des victoires. Et que des victoires peuvent ressembler à des défaites surtout quand celles-ci prennent l'allure d'une fuite.

Grandiose.