C'est avec ce roman que Jean Echenoz a obtenu le prix Goncourt 1999.
A la suite de sa rupture avec Suzanne, Félix Ferrer, galeriste, prend la direction de l'Arctique. Encore une équipée, donc, qui permet à l'auteur de saupoudrer son texte d'allusions à des thèmes qui lui sont chers – cf chroniques précédentes -.
Le commandant ressemblait à un acteur.
Le montage alterné du roman rappelle celui utilisé par le septième art – c'était déjà le cas dans d'autres livres -. Les séquences concernant la vie passée de Félix alternent avec le récit de la fuite. Car il s'agit bien d'une fuite déclenchée à la suite d'une conversation avec Delahaye, le conseiller de Ferrer.
Delahaye, quant à lui, toujours mal habillé, rappelle ces végétaux anonymes et grisâtres qui poussent en ville, entre les pavés déchaussés d'une cour d'entrepôt désaffecté, au creux d'une lézarde corrompant une façade en ruine.
C'est cet homme trouble, compagnon d'une certaine Victoire – on retrouve souvent ce prénom dans les romans de Jean Echenoz – qui a parlé à Félix de la Nechilik, un bateau pris dans les glaces en 1957 avec, à son bord, des antiquités régionales rarissimes. De quoi susciter l'intérêt du galeriste.
Une fois arrivé sur place Félix est convoyé par deux guides : Angoustretok et Napaseekadlak – encore un couple-. La vie dans le grand Nord est, comme d'habitude, synonyme de temps mort à tuer, pour reprendre l'analyse de Sylvie Coyault-Dublanchet.
Port-Radium peut vraiment n'être pas marrant du tout, il ne s'y passe pas grand chose, spécialement le dimanche où s'enchevêtrent étroitement, à leur plus haut degré d'efficacité, l'ennui, le silence et le froid.
Ce temps présent, ce point-mort dans le récit echenozien, est occupé à des activités dépeintes de façon souvent drolatique comme lorsque Félix Ferrer découvre des spécialités culinaires locales, ce qui permet à l'auteur certains détournements publicitaires :
(...) or on sait que tout est bon dans le phoque : c'est un peu l'équivalent polaire du porc.
Vous l'aurez compris, les faits sont nettement moins intéressants chez Echenoz que le jeu sur la langue, la distanciation, le clin d'œil. Comme si l'auteur laissait volontairement son texte faire bande à part tout en ayant un œil vigilant sur lui.
On n'imagine pas comme ça peut être joli vu de l'intérieur le XVIè arrondissement. On aurait tendance à penser que c'est aussi triste que ça en a l'air, on a tort.
Plus loin :
On tue les gens comme ça dans les téléfilms, ça n'a vraiment rien d'original.
Oui, il y a des morts dans cette histoire. Delahaye d'abord. Puis un certain Flétan qui volera la cargaison de la Nechilik récupérée par Félix. Il y aura une enquête de police, des identités qui changent, des filles qui défilent dans la vie de Ferrer.
Or souvent dans ces conditions – sortie de restaurant, dernier verre -, un homme qui a pris le soin de ne pas absorber d'ail, de chou rouge ou de trop nombreux derniers verres, entreprend d'embrasser une femme.
Pendant ce temps, la cargaison voyage, elle aussi. Elle traverse d'ailleurs les frontières. Il y a, à ce propos, un passage mémorable où un certain Baumgartner – vous comprendrez de qui il s'agit en lisant – se retrouve face à un douanier dont la courtoisie ne semble pas avoir de limite.
C'est parfait, monsieur, lui dit-il, veuillez agréer toutes nos excuses et tous nos remerciements pour votre collaboration qui nous honore et ne nous maintient que plus dans le respect absolu d'une morale de base indissociable de la mission qui nous est par bonheur confiée et à laquelle une vie ne peut se consacrer qu'absolument sans réserve même d'ordre familial (Oui, dit Baumgartner) et quel que soit l'obstacle dont l'importance et la brutalité quotidiennes mêmes exaltent et créent l'élan qui nous anime chaque jour pour lutter contre ce cancer qu'est l'infraction aux principes de l'octroi (Oui, oui, dit Baumgartner) mais qui me permet aussi parmi cent autres choses de vous souhaiter, au nom de mon peuple en général et de notre institution douanière en particulier, une excellente route.
Il s'agit peut-être du roman que je préfère. Peut-être parce qu'il est, pour moi, le plus énigmatique. Disons qu'il se passe entre ciel et terre. Un terre très en mouvement puisqu'il est question ici de séisme.
Pour « Nous trois » ? Les personnages principaux sont plus nombreux. Citons Max, Blondel, le narrateur. Un narrateur qui dit « je ». Cette présence est déroutante car elle n'est pas habituelle chez Jean Echenoz d'autant que ce pronom entre très tôt en scène. Le narrateur en question est un certain DeMilo, une identité que l'on apprendra tardivement dans le roman.
« Nous trois » peut-il évoquer autre chose ? Pourquoi pas le trio formé par l'auteur, ses personnages et le lecteur. Je n'ai pas la réponse mais j'ai remarqué ce jeu sur le chiffre :
Trois autres Touaregs.
Plus loin :
La plupart (des véhicules) n'étaient froissés qu'en surface mais trois d'entre eux, chavirés sur un flanc.
Encore :
(...) comme secrètement exulte un montreur forain qui assiste à la naissance de triplés siamois.
Enfin :
Sur le trottoir d'en face, sous le porche d'un cours secondaire privé, trois blondes extra-légères grillaient des anglaises en attendant mieux.
La blondeur, mythe du cinéma, pour reprendre les mots de Christine Jérusalem, est un autre Leitmotiv :
(...) un portrait de femme brune qui lui a toujours rappelé Victoria, bien que celle-ci eût été blonde.
Je disais que les personnages principaux étaient bien plus que trois. Voici Meyer sur lequel se focalise l'auteur. Il rejoint Nicole, une amante. Son voyage en voiture est marqué par la rencontre avec une femme dont le véhicule est immobilisé sur le bord de l'autoroute. On remarquera, dans le passage suivant cette description très echenozienne d'un environnement parfois inquiétant, angoissant.
Du capot s'échappait ce flot de boue gazeuse dense dont quelques particules poisseuses, ersatz d'insectes écrasés, engluaient le pare-brise des voitures de passage.
Cet incident est le prétexte à une rencontre avec la conductrice :
Lorsqu'il imagina de se présenter, à toutes fins utiles d'indiquer au moins son prénom, la conductrice de l'ex-Mercedes jaune ne réagit que par un signe de tête automatique, sans décliner sa propre identité. D'accord, appelons-la Mercedes et n'en parlons plus.
C'est avec cette femme que Meyer se retrouvera bloqué dans un ascenseur avant et après un tremblement de terre.
J'imagine, à ce stade de la chronique, que vous pouvez avoir quelques difficultés, vous qui n'avez pas lu ce roman, à voir à quoi tout cela peut ressembler. Je pense que cela est lié à l'organisation du récit qui m'est apparu très impressionniste. L'auteur procède par petits clips. Il me semble que Jean Echenoz a une façon très anglée de décrire les choses. Rares sont donc les moments où il cherche à capturer le tout. Dans le passage suivant j'imagine que c'est pour grossir le trait – et rire – du phénomène sismique :
Plans généraux de foule affolée, plan moyen de Cynthia courant dans la foule.
Le duo Meyer-Mercedes ne dure qu'un temps. Jean Echenoz clôt son roman sur le pas de tir de Cayenne. Car, comme je vous le disais, il est en effet question d'espace.
L'espace pour prendre de la hauteur. Et faire un plan général peut-être. Comme jamais rien ne se déroule comme prévu chez Jean Echenoz, disons que l'observation est contrariée lorsque la pluie s'abat sur les vitres. Mais en est-ce vraiment ?
On n'est sûr de rien.