Le 5 mars dernier, j'ai eu le privilège d'animer trois débats avec des écrivains à la Fête du Livre de Bron, en banlieue lyonnaise. Ce grand rendez-vous des lettres françaises, qui fêtera l'année prochaine son vingt-cinquième anniversaire, a pour conseillère littéraire la romancière Brigitte Giraud que j'avais interviewée, il y a quelques mois, pour ce blog.
Première rencontre : Laurent Mauvignier.
Je fais pour Laurent Mauvignier ce que je ferai pour Michka Assayas, Jocelyn Bonnerave, Yannick Haenel et Laurent Binet : je livre un regard rétrospectif totalement subjectif sur tout ou partie de l'œuvre littéraire pour que vous, lecteurs de « Le poing et la plume », puissiez avoir un aperçu du cheminement de mon travail avant l'interview proprement dite.
Le résumé de ce livre tient en quelques mots. Jean et Marthe voient partir Luc, leur fils. Il va travailler à Paris.
Côté forme, j'ai été d'emblée frappé par le changement permanent de narrateurs. Tout se fait avec une fluidité déconcertante car il est vrai, comme le souligne la critique Michèle Grazier en postface, que ces différentes voix ne font qu'une. Déconcertant aussi le climat et surtout le silence. On dit souvent que les personnages de Laurent Mauvignier sont des taiseux. Mais se limiter à ce constat me semble insuffisant. Je trouve que l'entreprise de cet écrivain est bien plus ambitieuse. Les personnages parlent. Le silence qui se dégage de ce roman – et des autres d'ailleurs – est lié à l'incommunicabilité. On parle mais on ne se comprend pas. Il y a un gouffre entre les personnages, certes, mais aussi un gouffre en chacun d'eux parce que tout n'est pas réglé, digéré.
Alors il y a la recherche d'un monde autre. Celui du cinéma pour Luc dont les affiches de films trônent dans la chambre. Le garçon se fabrique un autre univers mais il semble d'un réalisme ultime lorsqu'il lance à propos de ses parents :
Ou pire, moi comme spectre dans leurs vies à eux deux, si intimement reliés par la haine de moi, et des vérités qu'ils choisissaient de me laisser, à moi, dans ma crotte de monde vrai, tout réel et glauque, insuffisant toujours.
L'incommunicabilité se développe au départ de Luc alors qu'elle caractérise depuis longtemps le couple Jean/Marthe :
Mais moi je savais que ce n'était pas vrai. Pourquoi aussi il était parti, et tout ce qu'on s'est dit d'horreurs, avec Jean, passé les trois premiers jours où il n'y a eu que le silence par lequel on pouvait partager le départ de Luc.
Incommunicabilité parce qu'il y a quantité de spectres qui hantent la vie des autres. Jean, lui, semble possédé par son expérience de l'autre côté de la Méditerranée – déjà les « événements » d'Algérie - :
Mais on s'engueulait souvent à cause de ça parce que pour Jean, du coup, les jeunes aujourd'hui ne doivent rien dire d'autre qu'accepter les situations qu'on leur a faites. Et même si ce n'est pas terrible, Jean finit par dire, c'est toujours mieux que nous bordel. La vision qui reste pour nous des corps pourris, étendus dans la nuit d'Alger.
Il y a donc le silence, installé depuis longtemps. Il gagne tellement de terrain qu'il finit par gagner l'univers de l'autre :
Mon silence à moi pour cimenter sa tristesse à elle
Il y a dans ce roman une montée en puissance de ce silence, de cette incommunicabilité. J'ai eu l'impression de voir se construire un point de non-retour.
(...) car maintenant je sais qu'on était dans le silence, que le silence ce n'est pas quand il n'y a pas de bruit, ou qu'on n'entend rien, ou quand tout seul on se repose. Ça tombe dessus. Le silence à cause du soir qui allait venir, l'atmosphère obscure aussi qui descendait en nous.
Le point de non-retour c'est précisément la mort. La mort de Luc. Et celle de Jaïmé, le mari de Céline - la cousine en laquelle Luc voyait une porte ouverte sur un autre monde -.
(...) à peine fait, il était si (pas encore mort, j'ai dit, le père Lucas me reprenant, oui, tant qu'il y a de la vie), il était tellement, ça commençait à marcher tellement (toujours pas froid, j'ai pensé), et les je te jure en cascades, et les trois points de suspension à poser soi-même, surlignés sur les visages par les rictus qu'il faut, et le mouvement des cous, ça alors, oh, ils n'ont pas de chance oh. Que ça marchait si bien maintenant, et en plus si travailleur, et en plus si serviable, pas un mot de travers, toujours poli, et en plus ceci et en plus cela, comme si le bonjour aux vieilles dames rendait votre mort plus scandaleuse que celle de n'importe qui, comme s'il fallait ça, quelque chose en plus pour que son accident rende sa mort intolérable, à Jaïmé, comme si ça ne l'était pas naturellement, intolérable, comme si là quelque chose avait gagné en injustice.
En relisant ce passage, je fais le parallèle avec des choses que j'ai déjà entendues moi-même. Comment ne pas comprendre alors cette volonté d'entrer dans le silence...
(...) peut-être qu'un homme ça vit les choses dans le silence.
... de le laisser prendre possession de soi ...
(...) et après ne sont restés que nos corps, seuls, ensevelis dans le silence.
... jusqu'à, précisément, ce point de non-retour.
(...) peut-être il était mort de tout ça, Luc, des mots enfouis.
Rien n'est tranché, tout est ouvert. Les questions restent posées.
Face-à-face étouffant entre une narratrice et son mari infidèle qui revient à la maison après un grave accident de voiture.
Laurent Mauvignier est un documentariste. Il montre le moindre détail. Pas comme un plan de coupe mais comme un élément qui existe à part entière, qui n'est pas là pour colmater mais pour jouer un rôle principal.
Moi j'épluchais les oranges, je mixais les légumes, je préparais les soupes. Je lui servais les bols. Et cette tendresse des après-midi qu'on passait tous les deux à la maison, avec le silence qu'il y a quand les enfants sont à l'école.
Le silence encore :
J'étais debout devant l'évier, et là, de le voir si las, si lourd d'être comme ça, de venir là où j'étais sachant qu'il ne dirait rien alors qu'il avait disparu juste après manger, vers une heure, et qu'il était revenu dans l'après-midi vers les cinq heures (la grille dans la cour, quand il est revenu, la porte du garage qui résonne dans la maison), pourquoi il s'asseyait là, pour attendre quoi puisqu'il n'oserait rien dire, ni murmures, rien des regrets, rien de ce qu'ensemble on partageait de désolation, en silence, comme des idiots, comme des enfants, avec cet air pas malin qu'on aurait pu au moins s'avouer, se reconnaître et se dire, allez, autant se dire, il faudrait, allez, faisons-le, et là il a fallu et j'ai entendu dans ma bouche cette voix furieuse qui est remontée, de loin, de loin pour puiser la force de se jeter sur lui, pour qu'enfin de nous il ne reste que le massacre.
Si Laurent Mauvignier est un extraordinaire documentariste, sa prouesse réside aussi dans le fait que son champ d'observation est déjà étudié. Comment renouveler le genre qui raconte la fin d'un couple ? Comment dire ce qui a déjà été dit mille fois. En zoomant. Lui montre la séparation progressive, en passant par son filtre tous les stades qui ont amené à la rupture. Le côte-à-côte devient face-à-face puis dos-à-dos :
Et moi j'aurais voulu lui dire, là-bas, dans la chambre 903, ou même avant : des fois, peut-être qu'à deux on se fait encore plus seul chacun pour soi, comme si l'autre nous repoussait en nous, au plus loin, au plus isolé de nous.
Les questions posées dans ses romans ont trait aussi aux limites, me semble-t-il. C'est comme si Laurent Mauvignier pointait du doigt ce que signifie, dans une fiction, la transgression de la ligne jaune, cette zone au-delà de laquelle tout change. Problème : tous les personnages ne placent pas le curseur au même niveau.
Car lutter pour vivre c'était vivre contre moi, contre moi, vraiment, et que c'était en moi qu'il puisait sa force, sans rien dire sous sa pâleur, sa peau tirée comme un cuir : ce calme malgré tout sur son visage.
Dans l'écriture il y a cette volonté d'aller au plus près de l'exploration tout en sachant qu'il n'y a pas d'explication définitive. L'auteur n'est pas omniscient mais ne joue pas avec cela. Il cherche à progresser dans la compréhension mais il semble toujours y avoir un obstacle à cette démarche.
Comment pourrait-il en autrement puisque « l'objet d'étude » est l'humain, dans ces contradictions et ses manipulations :
(...) mentir dans ton sourire, mentir dans ton silence.
Le constat, lui, est moins sinueux.
(...) nous qui ne savions pas en finir de nous
Et la conclusion à tirer est limpide :
(...) il n'y a qu'à attendre ce jour qui vous délivrera de l'illusion des autres, c'est tout.
Il s'agit à nouveau d'un roman où les narrateurs sont multiples. Il y a d'abord Cathy qui a pour amis et voisins d'à côté Claire et Sylvain. Il y a aussi un homme dont on comprend mal, au début, l'identité.
Qu'on veut changer tout et qu'on est prêt à l'impossible quand on n'en peut plus de leur silence, en se disant qu'ils ne font même pas exprès.
« Ceux d'à côté » : encore cette proximité qui permet l'étude :
Voilà comment je suis retenue derrière une porte, comment dedans chez elle quelque chose est là qui menace et regarde par la serrure la fille d'en face, avec ses allers et retours de rien dans des journées de rien – le récit tiendrait en une minute – la fille d'en face comme un petit satellite mort gravitant autour d'une planète en vie, la fille d'en face qui veut réussir son concours, histoire d'avoir une fois pour elle des mots à dire aux autres, et à elle, qui la tireraient un peu de son allure, qui feraient oublier comment elle arrive toujours sur son palier, sans un sourire, avec toujours un coup d'oeil pour la porte de sa voisine, ses cheveux et le bandeau dedans pour leur donner un semblant d'allure, de mouvement, avec sa petit taille, car c'est une petite taille la voisine d'en face, qui n'est pas laide, elle n'est pas belle, elle a des jeans qui sont trop grands et dont elle ne refait pas les ourlets, alors en attendant elle les fixe avec des trombones, un pour chaque bas de pantalon, elle n'a qu'une paire de chaussures et n'a qu'un manteau et puis son petit chapeau imperméabilisé contre la pluie, elle se maquille juste les yeux, un peu de noir sous ses lunettes rectangulaires et ne sourit pas. Et pourtant, du silence de chez Claire on entendait le murmure des airs qu'elle chantonne, quand elle cherche les clés dans son sac.
Les deux narrateurs sont aussi dans une « proximité » possible. Le narrateur est en fait l'homme qui va violer Claire.
Je suis passé du côté de ce qui fait peur pour ne plus être de celui des effrayés.
Et Cathy en vient à aspirer elle aussi à cette violence, presque à l'envier :
Alors, prendre ce qui lui a fait mal, à elle, pour m'imaginer qu'à moi ce serait ce qu'il faut de mieux.
Livre étrange et, pourquoi ne pas le dire, troublant à bien des égards parce qu'il est une interrogation sur d'autres limites. Lesquelles me semblent posées par des êtres condamnés à ne pas avoir voix au chapitre...
C'est si long aussi de renoncer à n'être pour un homme que celui qui doit attendre.
... ou qui prennent conscience de leur propre limite :
Il ne se partage pas ce mal qu'on fait aux autres.
C’est l’histoire de Tony et Pauline, deux amis. Oui, amis, si l'on se place du côté de Pauline. Mais pas du côté de Tony qui aimerait bien autre chose. Seulement voilà il ne le dit pas. Il ne peut pas. Barrière de la langue. Il ne lui a jamais dit qu'il avait tout arrêté pour elle, y compris les études. Il vit avec cela. Avec cette impossibilité à dire. Il vit muré dans son silence. Il fait comme si de rien n'était.
Il m’a dit qu’ils ont ri aussi quand ils ont commencé à boire du whisky à trois heures de l’après-midi pour fêter leurs retrouvailles, qu’ils ont ri comme on fait à prendre des nouvelles de ceux qu’on connaissait et qu’on n’a jamais pu piffer.
On suit les deux êtres dans leur relation sans que jamais ces êtres de fiction – tellement vrais – ne soient bousculés dans leur intimité. Laurent Mauvignier garde la bonne distance. Il parvient ainsi à montrer via un détail ce qui cloche, ce qui ne va plus, ce qui trahit les êtres sans les ridiculiser.
Alors on sortait dans les bars et ce qu’elle ne savait pas, c’est que Tony ne répondait pas aux regards, parce qu’il n’avait pour lui que de jeter les siens, d’un mouvement rapide, invisibles aux autres mais cinglants, sur les hommes qui la dévisageaient, elle.
On retrouve aussi cette recherche de douleur évoquée dans le roman précédent :
Elle, elle aurait voulu qu’au lieu de sa gentillesse il sache parfois la bousculer et lui dire sa bêtise, cette façon qu’elle avait de se ruiner et d’amocher ce qui lui restait d’elle-même pour le dégoûter, lui, Tony.
Quand Pauline tombe amoureuse de Guillaume, rien ne semble changer. Et pourtant, le fossé se creuse parce qu'il y a une volonté chez Tony de ne pas faire pareil que les autres en pareille circonstance, de rester là, digne :
Il a entendu, de sa propre bouche, les histoires qu’on raconte à ceux qui nous indiffèrent trop pour qu’on ait peur de les perdre, ces histoires où on dit, ça me fait tellement plaisir pour toi, je suis content pour toi et je ne veux que ton bonheur, que tu sois heureuse, c’est formidable, c’est bien.
Il y a un fossé qui se creuse, au fil de l'histoire, un questionnement sur la sphère de l'intime, sur la capacité d'un individu à jouer la comédie de la vie :
Mais il m’a dit comment tout le repas ça a été la peur terrible de trahir par son expression et par les mots trop vifs son apitoiement sur lui, sa colère contre elle parce qu’elle ne pouvait s’imaginer le mal qu’elle faisait, elle ne pouvait pas deviner comme elle ne pouvait pas comprendre qu’il ait besoin d’aller aux toilettes si souvent, dans le restaurant, pour trouver dans la solitude, une minute, le temps de relâcher les muscles du visage et se laisser tomber dans l’abandon où elle allait le laisser, et pleurer encore sur soi, sur sa rage, pleurer vite et fort et puis aussi se recomposer un sourire et sécher ses larmes devant le miroir, se composer une grimace vite faite.
C'est sans doute pour cela que Tony va voir son père et lui demande d'aller creuser au plus profond de lui-même pour trouver, peut-être, une résonance à ses propres tourments. Et voilà revenir la guerre d'Algérie :
Ne dis rien de nos vieilles histoires mais parle-moi de l’Algérie, ne parle pas de regrets ni des enfances difficiles, parle-moi d’Alger et ne parle plus de nous ni de moi qui n’appelle jamais et qui n’était rien qu’ingratitude, déjà, quand maman est morte.
Et cette réponse du père qui arrive comme un écho aux propos de Tony :
Comme si moi j’avais pu lui raconter, à lui, Tony, à d’autres, les souvenirs honteux que je traîne de ma jeunesse quand elle est allée s’esquinter sous le soleil, là-bas, de l’autre côté de la mer. Et cette envie de vomir que personne n’a jamais voulu voir parce que j’aurais voulu dire, et le disais parfois, soûl, quand personne n’écoutait plus, que j’avais ramené d’Algérie la souillure des brodequins français quand ils ont écrasé le ventre et le visage d’une femme enceinte – oui, ça, je l’ai vu, je me tais, j’écoute, vas-y Tony, parle, toi parle et crache et fais rouler la haine qui te porte.