Deuxième rencontre à la Fête du Livre de Bron : Michka Assayas et Jocelyn Bonnerave.
La photo ci-dessus résume très bien l'atmosphère de cette rencontre, vous l'entendrez dans un instant.
Un chercheur en anthropologie se rend, pendant trois mois, au Mills College d'Oakland en Californie. Il vient observer un certain Frank Firth, musicien qui enseigne à ses étudiants comment on fait pour être ensemble quand on joue de la musique.
Le titre du roman fait référence à un autre voyage. Celui que l'écrivain français Jean de Léry effectua quatre siècles plus tôt au Brésil, à la rencontre de tribus indiennes. C'est à cette occasion qu'il assistera à des scène de cannibalisme.
Jocelyn Bonnerave reprend le thème de l'anthropophagie dans son roman. L'action se situe en 2000, lors de la seconde campagne présidentielle de George Bush, alors opposé au démocrate John Kerry :
La croisade de Bush n'était pas une génération spontanée, mais le dernier avatar en date d'un goût centenaire pour la dévoration de l'autre, de soi à travers l'autre.
Très vite, le chercheur en anthropologie se focalise sur Mary, une étudiante qui vient de mourir. Cette jeune femme boulimique a participé au tournage d'une vidéo destinée à attirer l'attention sur cette maladie. Comment ? En montrant des cannibales. Une expérience qui la rendra anorexique.
En dire plus serait stupide et pourrait vous conduire à ne pas lire ce livre très surprenant dont l'écriture peut paraître au départ assez déroutante. L'absence, souvent, de ponctuation ne transforme pas pour autant les phrases en d'interminables tunnels. Bien au contraire. Cela laisse le champ libre au lecteur de scander le texte comme il le souhaite. Car il s'agit bien de cela ici.
Jocelyn Bonnerave tient à cette dimension-là. On peut d'ailleurs écouter l'auteur rythmer (je ne sais pas si l'on peut parler de slam) ses écrits avec le guitariste Olivier Lété (> Site). Cette écriture m'a donné l'impression d'être l'œil en mouvement de l'anthropologue.
J'ai beaucoup aimé quelques remarques finement ciselées sur un autre univers « anthropophage », la télévision :
Bob Schieffer, le journaliste de CBS qui servait d'arbitre, a rappelé les règles du jeu et précisé que, pour ce dernier débat, il serait essentiellement question du politique intérieure. Et puis, il a lâché les fauves. Mais c'étaient des drôles de fauves, plutôt leurs répliques d'engrenages, de vis et d'huile, même pas les grands prédateurs électroniques à la hauteur de leur époque : les automates rescapés d'un autre âge. Ne pas se regarder, ne pas se parler directement, toujours passer par l'arbitre, et pas plus de deux minutes par candidat. Rugissements policés, rouillés, comme sortis de ces boîtes rondes qu'on tourne vers le sol pour les faire meugler par une grille, les tigres de la ferme, les éléphants du cirque, qu'il ne faut surtout pas oublier de remonter trois fois par jour pour l'illusion volontaire des enfants : on aurait dit qu'ils seraient vivants.
Et puis, il y a une scène inoubliable dont je me conterai de citer un passage volontairement incitatif :
Elle urine, je la supplie d'ouvrir. Un large jet sort de son sexe, sur lequel je me précipite. Ma langue boit son urine, qui détrempe le délicieux clitoris. Endives braisées, c'est le goût d'un bouillon d'endives braisées.
Régalez-vous... à la lecture de ce livre.
Une très jeune femme, Tatiana Grechko, se rappelle aux mauvais souvenirs de Denis Guillerm, quinquagénaire apparemment tranquille travaillant comme animateur radio, qui l'a mise enceinte quelques années plus tôt avant de la laisser tomber.
Je parlais plus haut d'une certaine musicalité chez Jocelyn Bonnerave. Il y en a une aussi, incontestablement chez Michka Assayas. Musicalité et juxtaposition de formes langagières. L'auteur n'hésite pas à recourir à la forme du SMS, y compris avec ses très nombreuses fautes – qui préfigure peut-être une réforme extrême de l'orthographe -.
Solo est avant tout un formidable roman sur le conflit générationnel...
(...)on avait beau être jeune en ce temps-là on parlait encore le langage des vieux, et ce langage-là est démonétisé, comme les billets en francs qu'il ne reste plus qu'à faire encadrer, maintenant qu'on ne peut plus les échanger à la Banque de France contre des euros.
... et sur l'incommunicabilité entre deux êtres qui, décidément, n'arrivent jamais à parler la même langue :
Comment se raconter à lui-même ce qu'il vivait à présent, ici, tout de suite, menacé par cette folle agitant son bocal ? Tatiana, c'était il y a trois ans, mais il ne trouvait aucun langage pour ce passé-là, il fallait inventer autre chose. Il l'avait vécu, oui, mais comme il n'avait pas de mots pour le dire, c'est comme si ce passé ne s'était pas passé.
Michka Assayas montre aussi la confrontation d'un homme arrivé à la moitié de sa vie avec lui-même, avec ses propres principes. Souvent abandonnés par formatage.
Denis sentait chez Tatiana une intransigeance de principe qui le troublait, parce qu'elle lui rappelait, de façon, jugeait-il caricaturale (mais n'était-ce pas simplement parce qu'il avait vieilli ?), celle de sa propre jeunesse, marquée par la détermination de ne pas « intégrer le système » ce qui, chez lui comme chez d'autres, traduisait plutôt l'ambition d'en créer un nouveau dont il puisse être le maître, au moins dans l'une de ses branches, ce qui, dans son cas, s'était tant bien que mal réalisé.
Ce qui est très agréable, c'est que l'auteur ne prend pas la pose, il ne cherche pas à faire un roman de génération, à prétendre parler au nom de la sienne. Non. Le personnage de Denis Guillerm est à considérer d'abord en tant qu'individu isolé et non le représentant d'une tranche d'âge
Quand je lis « Denis Guillerm », j'ai l'impression que c'est une marque, que ce n'est pas moi.
Au fil des pages, on sent bien que les rôles semblent s'inverser. Tatiana a pris cette aventure au sérieux quand, pour Denis, il ne s'agissait que d'une passade. La première veut aller jusqu'au bout quand le second pense encore enterrer l'affaire sans avoir à se justifier. La maturité n'est donc pas forcément l'apanage du plus âgé des deux personnages. Et chacun finit par le comprendre.
Finalement, on peut penser que cette confrontation est salutaire à la fois pour Tatiana et pour Denis qui, après s'être nourris l'un de l'autre donneront peut-être une trajectoire différente à leur vie.
Voici donc la rencontre proprement dite . D'avance pardon pour la qualité du son – il faut parfois tendre l'oreille – et le dernier propos de Michka Assayas, légèrement amputé. Les « 33 » que vous entendez au début de l'enregistrement sont des réglages de microphones.
Durée : 1h20