Troisième rencontre : Yannick Haenel et Laurent Binet.
Pour être tout à fait franc, c'est la rencontre qui m'angoissait le plus. Comprenez-moi bien. Il ne s'agit pas de dire que les deux précédentes allaient passer comme une lettre à la poste. Non, ce débat présentait un risque majeur. Que l'on se focalise trop sur les propos terribles de Claude Lanzmann adressés à Yannick Haenel à propos de son dernier livre sur lequel je vais revenir dans un instant. Autre risque : que ce même Yannick Haenel refuse d'évoquer ce tourbillon dans lequel il a été pris quelques semaines auparavant. Et que l'on en oublie l'autre écrivain présent sur scène : Laurent Binet.
Heureusement, rien de tout cela ne s'est produit. Mais vous jugerez par vous-même, après avoir lu ces quelques lignes sur deux remarquables ouvrages qui posent des questions sur la vérité dans la fiction, sur l'interventionnisme de l'auteur et la pseudo-objectivité des faits utilisés comme matière fictionnelle.
Dès la page 9 de ce livre en trois parties, Yannick Haenel pose sa méthode :
Les paroles que prononcent Jan Karski au chapitre 1er proviennent de son entretien avec Claude Lanzmann, dans Shoah.
Le chapitre 2 est un résumé du livre de Jan Karski, Story of a Secret State (Emery Reeves, New York, 1994), traduit en français en 1948 sous le titre Histoire d'un État secret puis réédité en 2004 aux éditions Point de mire, collection « Histoire », sous le titre Mon témoignage devant le monde.
Le chapitre 3 est une fiction. Il s'appuie sur certains éléments de la vie de Jan Karski, que je dois entre autres à la lecture de Karski, How One Man Tried to Stop the Holocaust de E. Thomas Wood et Stanislas M. Jandowski (John Wiley & Sons, New York, 1994). Mais les scènes, les phrases et les pensées que je prête à Jan Karski relèvent de l'invention.
En quelques lignes nous voici donc prévenus, nous, lecteurs. L'écrivain s'intéresse au résistant polonais Jan Karski, l'homme qui a essayé d'avertir le monde de l'extermination des juifs d'Europe durant le second conflit mondial.
Le journaliste que je suis a été immédiatement séduit par ce bref prologue. Yannick Haenel signifie qu'il « angle » son sujet de trois façons différentes. Cela montre qu'il y a matière à dire, qu'il y a plusieurs possibilités d'entrer dans le sujet.
Ici, Yannick Haenel n'a pas envie – semble-t-il - d'en privilégier un. C'est son droit le plus absolu. Et je trouve cela assez admirable parce que, en faisant cela, il signifie au lecteur qu'il ne peut rien y avoir de définitif.
Cette division du livre me semble intéressante en tant qu'elle varie la distance avec le sujet. Le premier chapitre est un plan rapproché de Karski – c'est le témoignage direct -. Le deuxième, un plan médian – c'est résumé de livre, donc un discours sur le discours -. Le troisième, un plan général – le sujet est encore plus lointain, on ne peut être sûr de ce qu'on voit -.
Yannick Haenel a du courage. Oui, le courage de revendiquer cela. De dire ce qu'il en pense, de la façon dont il « voit » ce Jan Karski. Il n'affirme rien, il imagine sur la base de faits réels, comme un romancier. Simplement, il ne redit pas, à chaque phrase, qu'il s'agit d'une partie fictive.
Ce livre pose une question importante sur le voir et le savoir. Ce que faisait déjàClaude Lanzmann auquel Yannick Haenel rend hommage dans la première partie :
Je savais, mais je n'avais rien vu
... répond Karski à la question de l'auteur de Shoah quand il interroge le résistant polonais sur le massacre des Juifs à Varsovie.
Dans cette première partie, on entend donc les propos de Karski. Il parle du chef du gouvernement polonais en exil à Londres - le général Sikorski -, il parle de deux hommes du ghetto qui lui proposent d'aller voir ce qui s'y passe.
La deuxième partie est donc le résumé d'un livre paru en 1944 où l'on apprend que Karski a d'abord été prisonnier de l'Armée Rouge puis des Allemands quand il retourne en Pologne. On apprend qu'il réussit à s'enfuir, qu'il rejoint la résistance. C'est là qu'il va rentrer dans le ghetto de Varsovie et tenter ensuite de dire de ce qu'il a vu. Karski dit avoir visité le camp d'extermination de Belzec. Yannick Haenel nous dit qu'il s'agit d'un des passages les plus discutés du livre - en fait, il s'agirait du camp de Izbica Lubelska -.
Vient enfin la troisième partie – qui pose problème selon Claude Lanzmann - : la fiction autour de Jan Karski
Yannick Haenel se met-il dans la peau du résistant ? Oui et non, selon moi. Oui parce que, sans cela, la fiction serait impossible. Peut-on reprocher cela à un auteur ? Pour moi, non, il s'agit d'une démarche normale. Il n'y a alors pas lieu de lui intenter un « procès ». Non, il ne se met pas totalement dans la peau de Jan Karski parce que, même s'il dit « je », ce « je » s'entend comme du Yannick Haenel. La langue de ce dernier n'est pas celle d'un homme durant le second conflit mondial. Et le lecteur en prend conscience précisément parce qu'il a « entendu » parler Karski dans une première partie. Parce qu'il a quelques éléments factuels importants en sa possession.
Aussi bien écrit soit le texte de Yannick Haenel, aussi belle soit la langue de ce dernier, les propos de « Karski » restent du Yannick Haenel. Et j'ai trouvé, en tant que lecteur, que l'amalgame avec le vrai résistant était impossible.
J'ignorais à l'époque que le meilleur moyen de faire taire quelqu'un consiste à le laisser parler. Et c'est exactement ce qui a eu lieu : on m'a laissé parler, ce jour-là, comme des dizaines d'autres fois, et j'ai parlé pendant des années, j'ai écrit un livre et on m'a laissé écrire et quand je l'ai publié, on s'est débrouillé pour que le livre soit un succès, pour que des centaines de milliers d'Américains et d'Américaines l'achètent, et chaque fois que mon éditeur m'appelait au téléphone pour me dire : « On en est à soixante mille! On en est à cent trente mille ! On a passé la barre des deux cent mille ! », je pensais : soixante mille bâillements, centre trente mille bâillements, deux cent mille bâillements.
Dans cette troisième partie, nous suivons un Karski rencontrant Roosevelt, continuant d'utiliser une langue moderne :
(...) j'ai compris que je n'étais plus un messager, j'étais devenu quelqu'un d'autre : un témoin.
Et c'est encore plus vrai ici, me semble-t-il :
En 1942, c'était une parole brûlante. En 1943, une parole désespérée. En 1944, lorsque je disais dans une petite ville du Texas, devant un parterre de dames de patronage, que les Allemands exterminaient les Juifs d'Europe, c'était juste une parole ridicule.
Aurait-il prononcé les propos suivants, Jan Karski ? A vrai dire, je ne suis pas qualifié pour répondre à cette question. Et d'ailleurs, cela m'importe assez peu. Tout ce que je peux dire c'est que la lecture de ce livre n'a jamais instillé le doute dans mon esprit. Pour moi, Karski reste Karski. Haenel reste Haenel avec son style :
Car l'extermination des Juifs d'Europe n'est pas un crime contre l'humanité, c'est un crime commis par l'humanité – par ce qui, dès lors, ne peut plus s'appeler humanité. Prétendre que l'extermination est un crime contre l'humanité, c'est épargner une partie de l'humanité, c'est la laisser naïvement en dehors de ce crime. Or l'humanité toute entière est en cause dans l'extermination des Juifs d'Europe ; elle est toute entière en cause parce que, avec ce crime, l'humanité perd entièrement son caractère d'humanité.
Je pense qu'il faut savoir gré à Yannick Haenel d'avoir parlé à nouveau de Karski – témoigner pour le témoin n'a-t-on cessé de dire -. Personnellement, je crois que j'aurais peut-être oublié l'histoire de cet homme si je n'avais pas lu ce livre. L'auteur perpétue la mémoire.
Cela ne m'empêche nullement de voir ou revoir l'extraordinaire travail de Claude Lanzmann sans qui Karski serait sans doute resté aux oubliettes. D'apprécier son travail d'historien.
HhhH pour : Himmlers Hirn heisst Heydrich, le cerveau de Himmler s'appelle Heydrich.
Comme avec Yannick Haenel, nous voici plongés dans la Seconde Guerre mondiale. Laurent Binet raconte l'histoire de deux parachutistes, un Tchèque, un Slovaque qui tentent d'assassiner le « Protecteur adjoint » du Reich en Bohême-Moravie.
Comme avec Yannick Haenel, nous avons affaire à des personnages ayant réellement existé. Mais là où s'arrête le rapprochement entre les deux auteurs c'est que Laurent Binet se méfie – et le répète via de multiples incises – de la fiction.
Gabčík, c'est son nom, est un personnage qui a vraiment existé. A-t-il entendu, au-dehors, derrière les volets d'un appartement plongé dans l'obscurité, seul, allongé sur un petit lite de fer, a-t-il écouté le grincement tellement reconnaissable des tramways de Prague ? Je veux le croire.
J'ai trouvé ce côté work-in-progress particulièrement savoureux car l'Histoire – avec un grand « H » - m'apparaît parfois reléguée au second-plan. Attention, je ne dis pas que c'est l'intention de l'auteur. Simplement, j'ai trouvé que le livre questionnait peut-être davantage la démarche littéraire.
Bien sûr, je pourrais, peut-être même devrais-je, pour faire comme Victor Hugo, par exemple, décrire longuement, en guise d'introduction, sur une dizaine de pages, la ville de Halle, où est né Heydrich, en 1904.
Plus loin :
Rien n'est plus artificiel, dans un récit historique, que ces dialogues reconstitués à partir de témoignages plus ou moins de première main, sous prétexte d'insuffler de la vie au pages mortes du passé. En stylistique, cette démarche s'apparente à la figure de l'hypotypose, qui consiste à rendre un tableau si vivant qu'il donne au lecteur l'impression de l'avoir sous les yeux.
Et Laurent Binet d'ajouter :
Quoiqu'il en soit, mes dialogues, s'ils ne peuvent se fonder sur des sources précises, fiables, exactes au mot près, seront inventés.
Faut-il pour autant en conclure que Yannick Haenel est l'anti Laurent Binet ? Si l'on regarde l'accueil réservé par Claude Lanzmann à HhhH, sans doute. Sinon, non. Surtout quand l'auteur précise ...
J'imagine la scène
... ou encore qu'il dit qu'un livre sur Patton prend des libertés avec la réalité et que personne, pour autant n'est choqué.
En fait, Binet balise le terrain en amont, il avertit, comme s'il cherchait à parer les coups. Et c'est pour cela que le livre m'a plu – outre le fait qu'il parle d'un épisode que je connaissais mal -. Je me suis demandé si ce livre ne prêtait pas moins le flanc à la critique parce que le narrateur ne dit pas « Je ».
On peut aussi se délecter à la lecture d'autres incises de l'auteur qui ose parfois l'humour noir :
Ailleurs, un SA monte sur le toit d'une synagogue saccagée et brandit des rouleaux de la Torah en hurlant : « Torchez-vous avec, Juifs! » Et il les lance comme des serpentins de carnaval. Déjà ce style inimitable.
En fait Laurent Binet pose des questions sur ses personnages...
A quoi pense-t-il ?
... et semble éprouver un malin plaisir à envisager ce que le lecteur peut parfois être tenté de penser :
Pourtant Heydrich n'est pas censé être le personnage principal de cette histoire.
Plus loin :
Cette scène est parfaitement crédible et totalement fictive, comme la précédente.
Ayant lu HhhH après Jan Karski, vous comprendrez que j'ai eu l'impression d'être ballotté entre deux démarches littéraires. Démarches que je souhaitais ardemment mettre en regard, à défaut de chercher à dire laquelle est la plus « vraie » - ce qui est inintéressant selon moi -.
Je ne sais pas encore si je vais « visualiser » (c'est-à-dire inventer!) cette rencontre, ou non. Si je le fais, ce sera la preuve définitive que, décidément, la fiction ne respecte rien.
Éloignés l'un de l'autre Laurent Binet et Yannick Haenel ? Pas si sûr lorsqu'on lit cette phrase :
Pour que quoi que ce soit pénètre dans la mémoire, il faut d'abord le transformer en littérature
Et l'auteur de HhhH de citer Flaubert :
Nous valons plus par nos aspirations que par nos oeuvres.
Vous l'aurez compris, il s'agit d'un objet littéraire qui doit encore être mieux identifié – si toutefois on souhaite expliquer plutôt que se laisser bercer, y compris par une histoire sur Heydrich... pardon ce n'est pas un livre sur Heydrich !-.
Il y a incontestablement une distance très plaisante dans ce livre qui laisse donc le lecteur à ses interrogations. On est un peu sur le fil du rasoir. Notre esprit cartésien peut trouver cela difficile à accepter. Je trouve cet entre-deux savoureux. D'autant que, Laurent Binet joue de façon remarquable avec cela :
Je crois que je commence à comprendre : je suis en train d'écrire un infra roman.
Pour finir par confesser :
Je suis Gabčík, enfin
A la page suivante, il corrige :
Je ne suis pas Gabčík et ne le serai jamais.
Oui et non, plutôt que oui ou non.
Voici donc cette dernière rencontre que j'ai eu le plaisir d'animer. Bonne écoute.
Durée : 1h19