Chapitre I
Souvent, je suis venue seule à la grève, sans y apercevoir âme qui vive. Mais c’est bien la première fois que je l’entends chanter. Ou, plutôt, que j’y entends chanter. Habituellement, les seuls et uniques sons étaient le clapotis des vagues venant s’échouer sur le sable, le murmure cristallin de la mer, quand je fendais l’eau en nageant, le crissement des galets suivant le mouvement de la marée, le cri des mouettes et, parfois, le sifflement du vent dans les rochers.
"La Dona e mobile, qual piuma al vento, muta d'accento, e di pensiero". La musique de Verdi me parvient, s’échappant par la fenêtre d’une villa.
Le soleil est encore vif, pour un mois de septembre. Nous sommes en morte-eau et la mer est proche. Je sors d’un bain "délicieux". Et c’est chose assez rare, sur nos côtes, pour m’en faire la remarque. Je me sens vivifiée, après avoir nagé pendant une bonne demi-heure, en solitaire, avec une délectation sans bornes.
L’eau est vert émeraude, la lumière est magnifique. Et l’air de Rigoletto -- chanté par Luciano Pavarotti -- explose littéralement dans la grève des curés. Dans ce cadre, quel bel hommage au grand Ténor qui s’est éteint hier !
Un vent, léger, vient de la terre. La plage est totalement déserte. Aussi, je ne puis m’empêcher de chanter, en duo, mêlant mon timbre de soprane à celui du ténor. Personne ne m’entendra.
Comme il était d’usage avant de chanter, dans la chorale, je ne me suis pas massé le cou, je n’ai pas remué les épaules en cadence, je n’ai pas fait d’exercices vocaux préparatoires. Donc, tout d’abord, j’y vais doucement, il ne s’agit pas de me casser les cordes vocales. Puis, ma voix s’amplifie, se cale sur celle de monsieur Pavarotti. Un véritable enchantement !
C’est alors qu’une troisième voix se joint aux nôtres. Elle provient de derrière l’énorme bloc de rochers, qui sépare la grève de l’autre plage. Plage dont je n’ai jamais su le nom, d’ailleurs, en 60 ans d’existence. Un autre ténor, bien moins prestigieux, bien sur, mais tout de même !
Interloquée, je m’arrête, mais l’homme invisible continue à suivre le chant et je reprends, malgré moi, de plus belle. Par la fenêtre, la musique s’est tue. Nos chants se sont éteints avec l’arrêt de ce que je suppose être une cassette ou un CD. Je ne vois toujours personne. Je ne cherche pas à connaître l’inconnu. Je pourrais aller vers lui, le passage est possible entre les deux plages, en dehors des grandes marées. Mais je préfère conserver le mystère de cette rencontre vocale. Apparemment, il en est de même pour mon ténor invisible.
J’étais venue sur la grève avec mon appareil de photo numérique, toujours en quête d’images, paysages, animaux ou oiseaux, situations ou personnages curieux. Dans mon sac de plage, un livre en cours de lecture, des mots fléchés, une broderie au point de croix. Je trimballe toujours un tas de trucs, au cas où.
Je pensais rester encore un peu, après le bain. Mais j’ai changé d’avis, finalement. Je me sèche, me rhabille en gardant sur moi mon maillot encore humide, comme d’habitude. Je n’ai pas froid, il fait très doux.
Sac sur l’épaule, je gravis l’étroit sentier, tracé dans la dune et regagne ma voiture d’un bon pas. Etrange moment, unique, et magnifique journée.
J’ai plusieurs passions dans la vie, mais l’écriture et le chant me tiennent particulièrement à cœur. Ils sont étroitement liés, pour moi. J’aime la musique des mots, la rythmique des phrases, la magie du verbe. Notre langue est tellement riche.
Ecrire est pour moi un pur moment de bonheur et mon PC est le confident de mon inspiration. Mais je peux aussi rédiger mes élucubrations n’importe quand, n’importe où, sur un ticket de métro, une enveloppe, un bout de papier, un cahier d’écolier, toujours avec un crayon à papier. J’écris depuis mon enfance, c’est une sorte de seconde nature.
Pour le chant, c’est autre chose. J’ai toujours aimé chanter. Dans ma famille, c’était naturel. Puis je me suis mariée. Mon mari et ma belle-famille ricanaient quand je fredonnais, machinalement. Alors je me suis tue, triste, mais résignée. Définitivement, croyais-je. Mais après un divorce douloureux, et une adaptation progressive à une vie -- quasi normale de nos jours -- de mère sans père pour son enfant, de femme sans mari, j’ai retrouvé l’usage de ma voix. Avec une joie profonde.
J’ai longtemps souhaité entrer dans une chorale, mais le temps a passé… J’ai quand même fini par m’inscrire à la chorale du Conservatoire de ma ville. Le chef de chœur était professionnel, excellent et, de plus, bon pédagogue. J’ai, alors, pris des cours de chant et, là, j’ai compris combien la voix était un bel instrument, fragile, mais magnifique. J’avais du "coffre", une tessiture de soprane, le contre-ut me devint possible. Pendant deux ans, j’ai chanté, en répétitions, en concerts.
Puis notre chef de chœur est parti, remplacé par une femme peu plaisante. Pas le charisme de son prédécesseur. Alors j’ai quitté le conservatoire et n’ai plus utilisé ma voix que pour moi seule, mais toujours avec autant de plaisir. Classique, contemporain, cantiques, gospel, chants de marins, selon l’humeur du moment.
Aussi, ce que je venais de vivre, sur cette grève bretonne, était un instant de réelle félicité.
Je suis revenue le lendemain et un scénario, quasiment identique, s’est déroulé. De la fenêtre m’est parvenu l’air de "Chérubin", dans les noces de Figaro : "voi che sapete"….. J’adore ce morceau. C’était plus fort que moi, j’ai chanté encore une fois. Il n’y avait pas âme qui vive. Même pas de mouettes. Seul le son de la mer roulant de petits galets et… Mozart !