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Le serpent dans la gorge

Publié le 19 avril 2010 par Didier54 @Partages
Le serpent dans la gorgeSes doigts émiettaient des cacahuètes. Quelques bières, déjà. Fin de journée.
Et puis la fulgurance.
Il en était à se demander si l'on pouvait considérer la vie comme un parking géant, et s'interrogeait sur ce parking. Etait-il aérien ? Souterrain ? A-t-on toujours une place de réservée ou faut-il batailler pour en trouver une, jamais la même en vérité, pas aux mêmes niveaux ? Faut-il tourner spirale dans des crissements de pneu ? Les lueurs sont-elles blafardes ?
Luc avait lâché depuis belle lurette et Sylvia tentait de s'accrocher. Elle aimait ces débats sans fin, elle confessait s'en nourrir jusqu'à plus soif. C'est comme une source, tu vois, elle disait. J'y viens boire, ça me nettoie, tu vois.
Eric voyait et lâcha du fond de son dédale : Je crois bien que depuis que je me suis rangé, je me suis perdu. Ca le taraudait, cette affaire, et il était bien content d'en parler, de lâcher quelques mots, comme le petit poucet, il se disait, comme le petit poucet avec ses miettes de pain. Il sourit. Sylvia ne pipait mot. Elle était plutôt du genre clope sur clope. Tu vois, elle avait dit un jour, dans ces moments-là, je ne sais plus quoi faire de mes dix doigts, alors ça m'occupe. Luc dormait aussi, ce soir-là.
D'un regard elle l'invita à poursuivre. Il ne fallait pas trop le prier de toutes façons. Il avait sorti la machine à décrire.
Longtemps, j'ai pensé que j'étais un rebelle, que je pourrais faire le contraire de ce qu'on avait essayé de m'apprendre. J'avais toujours refusé que ça entre en moi. Je me pensais costaud, un roc, un mec à qui on ne la fait pas, ce genre de choses. Mais j'ai été rattrapé, Sylvia, c'est comme si on m'avait inoculé des saloperies pendant des années sans que je m'en aperçoive. Je me voyais différent, j'étais pareil, en fait, et ça m'a fait tilt, l'autre jour.
Ses yeux plongèrent quelques instants dans le corsage fin de soirée un brin débraillé de Sylvia. Elle avait les yeux mi-clos et ne s'en offusqua pas. Il sembla s'y renflouer quelques instants.  
C'était l'autre soir, j'étais à la salle de gym, tu sais, ma résolution de septembre. Six mois, c'est pas mal quand même ! J'étais à la salle de gym et soudain, je me suis rendu compte que j'étais dans une salle de gym. Je veux dire, je me suis vu, moi, dans cette salle, j'ai regardé autour de moi, et j'en revenais pas, Sylvie. J'en revenais vraiment pas. Je me disais, putain, t'es là, comme tous ces cons, comme toutes ces connes, ça fait six mois que tu paies pour suer, six mois que tu te félicites de la douche qui suit, que tu regardes la courbe de ton poids, que tu es fier même de la voir baisser, et jamais ô grand jamais tu aurais pensé ne serait-ce qu'un dixième de seconde que ça pourrait te rendre heureux. Et là, clac ! Je me suis demandé à quoi ça rimait, toutes ces conneries. La réponse m'a terrifié".
-  Quelle réponse ?
- Ben rien, tu penses. Ca rime à rien, voilà ce que je me suis dit. Ô, je ne crache pas dans la soupe, je suis content, j'ai perdu une dizaine de kilos, on me dit que j'ai bonne mine, je me suis plutôt bien accroché à la rampe, mais au fond, j'ai foiré, Sylvia, j'ai foiré comme un bleu. J'ai essayé d'y croire, j'y ai mis toutes mes forces et même des forces que je savais pas que j'avais. Mais c'est un jeu de dupes, tu peux me croire. J'y ai cru, putain, j'y ai cru, j'ai essayé, je me suis battu, tu peux me croire.  J'ai même pensé à un moment que ça y était, que le plus dur était passé, que j'étais du bon côté. Mais là, pan sur le bec, c'est pas passé, pas passé du tout. Le serpent, il m'est remonté d'un coup dans la gueule.
- Le serpent ?
Sylvia avait maintenant les yeux carrément fermés. Elle glissait un peu de sa chaise, petit à petit, elle n'était pas loin de faire comme Luc mais elle s'accrochait. Eric pouvait au moins lui reconnaître ça : elle s'accrochait. Ouais, Sylvia était une fille qui s'accrochait. Par les temps qui courent, c'était bon.
Il continua.
- Le serpent, c'est juste une expression, ça vient de sortir comme ça, en fait. C'est histoire de dire que ça me serrait le ventre, et que là, ça m'a pris à la gorge. C'est à ce moment-là que je me suis dit que en me rangeant, je m'étais paumé. En tout cas, quand j'étais paumé, je me sentais mieux rangé. Là, j'ai l'impression qu'il faut sans cesse faire des trucs pour pas perdre le fil. Sauf qu'à un moment, le fil, ben tu sais plus où il est. Tu l'as pas perdu, mais tu ne le vois plus.
Ils se quittèrent là-dessus.
Luc, le lendemain, demanda ce qui s'était passé.
Il n'obtint aucune réponse.

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