Bourguiba me fascinait par ses discours

Publié le 18 avril 2010 par Benyaglane

           Raouf Ben Yaghlane (comédien et metteur en scène) :

                       «Nous avons souffert beaucoup de la censure »

Bourguiba me fascinait beaucoup quand j’étais petit. Je le regardais à la télé quand il faisait ses discours et j’essayais après de l’imiter. Je pourrais même dire qu’il a été à l’origine du développement de mon talent de comédien. Son talent d’orateur, son charisme, sa présence sur la tribune et sa voix m’ont donné envie de faire du théâtre.

Mais aussitôt que j’ai grandi et que j’ai commencé à exercer mon art, je n’ai pas tardé à me confronter à la censure imposée aux artistes qui osaient critiquer le Combattant Suprême ou son régime. Je me rappelle que mon premier one man show “Chay Ehabel” (C’est à rendre fou), inspiré de l’œuvre “Journal d’info” de Gogol, a été censurée en 1973. Il critiquait la bureaucratie et donc il a été interdit de diffusion. Un an après, un réalisateur algérien, Abdelkader Aloula, est venu en Tunisie avec une pièce inspirée de la même œuvre mais dans une conception algérienne et elle est passée normalement en Tunisie. Voyant l’injustice à laquelle j’ai été confronté, ce dernier m’a invité à venir présenter mon one man show en Algérie. A mon retour au pays, j’ai été mis en prison pendant vingt jours. J’avais 24 ans à l’époque, mais pour moi, c’était la première fois que je me rendais compte que le théâtre avait un sens politique alors que je ne m’intéressais pas particulièrement à ce domaine.

Il faut avouer que je n’avais pas été violenté pendant mon séjour en prison. Mais pour sortir, j’ai dû signer un engagement écrit de ne plus faire du théâtre “interprétable”.Nous souffrions beaucoup de la censure à l’époque Bourguiba mais cela ne nous a jamais empêché de faire de la création. Mieux, elle nous a poussé à inventer des idées afin de la contourner et faire parvenir nos messages au public avec beaucoup d’habilité intellectuelle et de sous-entendus. C’était vraiment une source d’inspiration pour nous, malgré sa médiocrité à l’époque.

Je dois avouer aussi qu’après ma sortie de prison, j’ai été réhabilité puisque le ministre de la Culture de l’époque, M. Chedli Klibi, m’a proposé de diriger une troupe de théâtre à Hammamet. Un acte que j’ai considéré comme encourageant. C’était une des manifestations de la politique paternaliste de Bourguiba, qui sanctionne puis réhabilite. Mais justement, ce qu’on lui reprochait, c’était de s’être toujours considéré comme le Père de la Nation, de manière à ce qu’on ne puisse pas le critiquer. Car le père dans l’imaginaire est toujours une fonction sacrée. Le pouvoir par contre ne devrait pas l’être.

Une des choses que je trouvais, par ailleurs, exagérée à l’époque bourguibienne, est la célébration de son anniversaire qui prenait une grande ampleur, dépassant même la célébration d’autres évènements nationaux comme la Fête de l’Indépendance. Je me rappelle que les festivités duraient des jours et mobilisaient tout le pays. Et j’étais intrigué par tous ces artistes et ces poètes qui, un mois avant l’anniversaire de Bourguiba, arrivaient à avoir de
l’inspiration pour chanter ses louanges. Le mois d’août était vraiment le mois le plus culturel de l’année !
Toutefois, il faut avouer que le Combattant Suprême était un visionnaire. Il a permis à la femme de s’émanciper et au peuple de s’instruire grâce à une politique de généralisation de l’éducation.
Sa fin de règne a été marquée par la peur, l’inquiétude car il y avait à l’époque une guerre des clans. Et j’étais content, le jour de sa destitution, que les choses se soient déroulées dans le calme, de manière pacifique et sans effusion de sang. C’est très rare dans les pays arabes.

                                                                                                                              Raouf Ben Yaghlane

Extrait du dossier speciala à l'occasion du dixiéme anniversaire de la mort du président Bourguiba

Des hommes et femmes de culture témoignent de l’époque Bourguiba      
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Hanène Zbiss