Nous y voici enfin. Le grand débat sur la réforme des retraites vient de s'ouvrir, et d'entrée de jeu je crains que l'on n'aille pas très loin, car la pensée unique est déjà l'œuvre.
Ce n'est pas nouveau. Comme j'ai commis mes premières études sur les retraites de la Sécurité sociale en 1974, je suis bien placé pour savoir que de tous temps l'horizon des réformes envisagées (souvent abandonnées d'ailleurs en cours de route) n'a jamais dépassé quelques mois. De manière régulière, depuis des décennies, les comptes de la Sécu, quelle que soit la branche considérée, sont en rouge, mais on s'organise toujours, en fin d'année, pour introduire quelque nouvelle mesure destinée à « sauver le système ». Voilà un demi-siècle qu'on n'en finit plus de sauver le système. La dernière aventure remonte à 2003 où la « réforme Fillon » devait régler la question au moins jusqu'en 2020 (sans que l'on puisse savoir ce qui se passerait après 2020). L'an dernier on nous a annoncé que l'on ne pourrait pas tenir jusqu'en 2020, puisque la crise était passée par là. La crise a bon dos.
On aurait pu s'attendre à un débat sérieux, mais c'est à mon sens très mal parti, et on ne semble pas vouloir s'écarter du politiquement correct dans ces négociations. Il y a plusieurs façons de plomber la réforme. Pour ne reprendre que les principales :
Ce n'est pas si grave. Les chiffres du Centre d'Orientation des Retraites (COR) n'étaient pas plus tôt connus qu'ils étaient déjà contestés. Martine Aubry a accusé le gouvernement d'apeurer le grand public pour mieux faire passer ses solutions (quelles sont-elles ?). Pourquoi 110 milliards au lieu de 70 voire 50 ? De nombreux syndicalistes ont fait une distinction subtile entre les prévisions et les projections. D'accord pour les prévisions, qui nous fournissent des données pour les trois ou cinq ans à venir, mais pas d'accord pour les projections, qui ne sont qu'extrapolations à long terme d'une tendance purement conjoncturelle, celle que nous vaut la crise. Le président du COR lui-même leur donne en partie raison, en affirmant que les scénarios les plus sombres, qui nous mènent à des déficits abyssaux, reposent sur des hypothèses de croissance et d'emploi qui seraient « insoutenables pour la nation ». La France ne saurait accepter durablement un taux de chômage de 10% et une croissance inférieure à 3%. Et, Monsieur le Président, si c'était le cas ? N'est-ce pas la situation actuelle ?
Oui, mais cela va s'arranger. Il y a le mythe de la sortie de crise. En politique, on voit toujours le « bout du tunnel ». On aura pris, entre temps, « des mesures pour améliorer l'emploi ». Quelles mesures ? Qui accepte aujourd'hui les réformes indispensables pour approcher le plein emploi, à savoir la flexibilité totale du marché du travail, la suppression du SMIC, la baisse des charges sociales, la fin de la traque fiscale et du matraquage de l'épargne ?
Faute de reconnaître que le mal français est structurel, on se complaît dans un optimisme béat, alors que tous les autres pays font des efforts pour réduire les dépenses publiques, pour privatiser tout ce qui peut l'être, pour libérer et rémunérer l'initiative et le travail.
C'est qu'il ne faut rien toucher à ce qui existe. En matière de retraites, comme ailleurs, des « droits acquis » se sont accumulés. Ils sont surtout acquis par une minorité de Français. Ils ont bénéficié d'un statut privilégié qui leur a pour l'instant permis d'échapper à la crise et au chômage. Ils n'ont aucune inquiétude ni pour leurs emplois ni pour leurs retraites. Tous ces avantages sont obtenus au prix de sacrifices pour le reste des Français. Les retraites de la SNCF à 52 ans ne sont pas payées par notre belle compagnie nationale de chemins de fer, mais bien par le contribuable, car la SNCF n'a aucun argent, aucune cassette, et boucle son budget avec les subventions de l'Etat. La France des privilèges, la France de l'irresponsabilité : voilà qu'elles pourraient être menacées par le moindre changement, donc prière de ne rien toucher.
Pour résoudre toutes les difficultés, artificiellement gonflées par l'Etat et le patronat, comme on le voit, n'y a-t-il pas une recette infaillible : prendre l'argent là où il est ? Il est dans les profits gigantesques des sociétés du CAC 40, il est dans le salaire des grands patrons, il est dans les riches qui s'en vont à l'étranger, il est dans les banques, les traders, il est abrité par le bouclier fiscal. Il n'y a qu'à fiscaliser les déficits. Là-dessus, du moins en apparence, Eric Woerth semble ferme ; il ne faudrait pas perdre les tout derniers électeurs de l'UMP. Mais on va mesurer cette résistance au fil des négociations.
Donc, avec ce genre de discours, on ne peut déboucher sur autre chose que le statu quo, tandis que les marxistes maintiendront le pays sous la menace des grèves et des manifestations.
Mais je m'emporte, peut-être inutilement. Quelques lueurs d'espoir ne sont-elles pas perceptibles ? Certains syndicalistes ont une vraie conscience du vrai danger. Beaucoup ont suivi de près le travail du COR, et ils savent peut-être que les « projections » pourraient être plus graves encore. D'autres ont compris que la répartition était un tonneau des Danaïdes. Du côté patronal, Madame Parisot soutient que le recul de l'âge de la retraite, même à 75 ans, ne suffira pas à plus long terme, et qu'il faut trouver un accord entre tous les partenaires sociaux pour libérer l'épargne des salariés qui veulent recourir à la capitalisation.
Capitalisation : ne pas utiliser ce gros mot, il n'est pas dans le vocabulaire de la pensée unique.
Lire aussi :