La division du travail étant ce qu'elle est, il n'est pas toujours évident de trouver le temps nécessaire pour lire Le Capital dans son intégralité. En attendant donc les vacances, voici une solution provisoire et (relativement) simple : la lecture des résumés proposés et des extraits rassemblés par Julien Borchardt en 1919.
Dans sa préface, Borchardt explique les raisons qui l'ont poussé à faire ce travail :
Connaître ce livre est […] le devoir strict de quiconque veut comprendre ou, à plus forte raison, influencer l’évolution de notre temps.
Devoir, cependant, qui n'est pas des plus faciles à remplir. Celui qui veut lire Le Capital se heurte à une foule de difficultés. Oui, on peut le dire, pour le profane il est absolument illisible. Or la plupart des hommes sont nécessairement des profanes.
Il y a d'abord l'immensité de l'ouvrage. Les trois volumes qui le constituent ne comptent pas moins de 2.200 grandes pages imprimées. Qui peut lire ces 2.200 pages, à moins de vouloir en faire un objet d'étude spéciale et de délaisser toute occupation professionnelle ?
A cela s'ajoute un mode d'expression particulièrement difficile à suivre. Ce zèle excessif qui voudrait montrer sous un jour favorable tous les côtés d'un grand homme a fait dire que Marx, écrivain, avait un style clair, direct et facile.
Cela n'est même pas juste pour ses plus petits écrits, rédigés pour des journaux. Mais l'affirmer de ses ouvrages d'économie, c'est tout simplement dire une contre-vérité. Pour comprendre son mode d'expression, il faut un effort de pénétration en profondeur, une grande tension de l'esprit, un contact plein d'amour avec l’oeuvre, et condition également indispensable, de vastes connaissances spéciales dans le domaine de l'économie politique. La raison de cette difficulté est fort aisée à reconnaître.
L’oeuvre de Marx représente un immense travail de pensée. Tout lui était familier de ce que la science économique avait réalisé avant lui, et il en a énormément accru les matériaux par ses recherches personnelles ; tous les problèmes de l'économie, il les a repensés, et ce sont justement les plus difficiles d'entre eux auxquels il a donné des solutions nouvelles. Tout son esprit, toute son énergie se trouvaient à tel point absorbés par le contenu qu'il n'accordait pas d'importance à la forme. A côté de l'abondance des pensées qui ne cessaient de l'occuper, l'expression lui paraissait indifférente. De même, il n'avait sans doute plus le sentiment que quantité des choses qui lui étaient familières et lui paraissaient évidentes pouvaient receler les plus grandes difficultés pour les autres, pour ceux qui ne possèdent point d'aussi grandes connaissances. D'autant plus qu'il n'aura guère songé, sans doute, à écrire pour des profanes. C'est une oeuvre de spécialiste, une oeuvre de science qu'il voulait donner.
Quoi qu'il en soit, il reste que la difficulté de l'expression ne peut être surmontée qu'en y employant une somme de temps et de travail dont le profane ne saurait, par définition, disposer.
A quoi s'ajoute encore une troisième difficulté, la plus importante. L’oeuvre de Marx, de la première à la dernière ligne, est d'une seule venue; les différentes parties de sa doctrine dépendent si étroitement les unes des autres qu'aucune d'entre elles ne saurait être bien comprise sans la connaissance des autres. Quiconque entreprend la lecture des premiers chapitres ne peut naturellement savoir ce que contiennent les chapitres ultérieurs et doit donc nécessairement acquérir une image fausse de la doctrine tant qu'il n'a pas étudié les trois volumes jusqu'à la fin.
Cette difficulté est encore accrue du fait que Marx n'a pas pu terminer son oeuvre.
Il n'a définitivement rédigé que le premier volume du Capital, paru en 1867. Les deux autres tomes n'ont été publiés qu'après sa mort, par son ami Friedrich Engels. Or, ces deux derniers volumes étaient loin d'être prêts pour l'impression, de sorte que Engels a souvent inséré dans le texte les esquisses où Marx jetait, une première fois, ses idées sur le papier. Il en résulte d'innombrables répétitions. Le lecteur non prévenu – et le profane ne saurait l'être – voit avec surprise la même pensée reparaître sans cesse, sous de nombreux termes, dix fois, quinze fois et davantage encore, sans qu'il en perçoive la raison. Cela explique que les savants eux-mêmes se contentent d'ordinaire de lire le premier volume, et qu'ils sont amenés à mal comprendre ce que Marx a voulu dire. Il en va de même, bien plus encore, pour le profane, pour l'ouvrier, par exemple, qui après avoir dépensé un effort peut-être considérable, dans ses heures de loisir, pour lire jusqu'au bout le premier volume, évitera prudemment la lecture du second et du troisième.
Toutes ces raisons m'avaient, dès avant la guerre, amené à penser qu'il était urgent de rendre lisible Le Capital pour la masse de ceux qui aspirent à en connaître le contenu sans être à même, pour ainsi dire, d'y sacrifier une partie de leur travail et de leur vie. Il ne s'agit pas, bien entendu, de populariser la doctrine de Marx, de procéder à l'une de ces vulgarisations qui consistent à ce qu'un autre expose librement, en essayant de le rendre compréhensible, ce que Marx lui-même enseigne. De tels travaux existent en suffisance. (Souvent, d'ailleurs, ils souffrent du fait que leur auteur n’a lui-même lu que le premier volume, ne considérant pas les deux autres comme essentiels.) Mais il s'agit au contraire de laisser Marx parler lui-même, de présenter son propre ouvrage, ses propres paroles, de manière à ce que tout le monde, avec un peu de temps et de peine, soit en mesure de les comprendre.
Telle était la tâche que je me représentais en esprit depuis des années. La guerre et ses loisirs obligatoires m'en ont accordé le temps nécessaire. J'en présente le résultat au publie et dois encore exposer pour quelles raisons je me suis considéré comme capable d'un tel travail, et de quelle façon j'ai procédé.