Vois-tu, Laura, il y a une dizaine d'années, j'étais ce qui pouvait s'appeler un « nabokovien » fanatique. J'avais quasiment tout lu : romans, nouvelles, essais, et même des articles sur les papillons auxquels je ne comprenais pas forcément grand chose. J'en étais au point de suivre à la lettre les célèbres interdits littéraires de ton père : si bien que Dostoïevski ou Faulkner m'ont attendu quelques années de plus que pour mes collègues. Et puis, quand même, avec le temps, d'autres lectures m'ont tenu lieu d'efficaces anticorps, et cette aussi puissante que brève manie a fini par reprendre des proportions plus acceptables. Mais toi, Laura, tu es restée ce beau mythe inaccessible, la belle endormie inconnue et inachevée, d'autant plus désirable que mystérieuse, blottie hors de portée des yeux profanes dans l'obscurité d'un coffre-fort, quelque part en Suisse. Quelques chercheurs avaient eu la chance de te rendre visite, sous l'œil méfiant de la famille Nabokov : ils firent preuve d'une totale discrétion. Comme tout le monde, je ne savais de toi que ton nom, The Original of Laura, ton sybillin titre alternatif, Dying is Fun, et le fait que, fidèle à tes cousines Lolita et Ada, tu t'y entendais à tromper ton homme. Jusqu'où Nabokov avait-il eu le temps de tracer ton portrait ? Jusqu'à la poitrine ? Jusqu'aux cuisses ? A moins que tu n'aie pas même été dotée d'un visage ? Ces questions, elles flottaient autour de toi, autour de ton absence, autour de ma peur logique qu'un jour, ta divulgation ne rime avec ma déception. Et puis, après trente-trois ans de sommeil et de réclusion, voilà que le fiston Nabokov a décidé (peu importe les raisons) de ne pas faire de toi une petite Juanita Dark menée au bûcher, et de te fiancer au lectorat mondial. Tu t'en doutes, à cette annonce, le taux de nabokovine dans mon sang a remonté en flèche ; mais je suis quand même resté méfiant. Je me rappelais le roman qui t'avait précédé, Regarde regarde les arlequins !, cette bizarroïde parodie de la vie de ton créateur, écrite dans une prose volontairement lourde censée être le reflet négatif d'une des plus grandes magies de langue anglaise. Oui, j'ai d'abord reculé devant toi ; je craignais que, comme le portrait dans ce film d'Otto Preminger qui porte ton nom, une réalité décevante et sordide ne se substitue à la précieuse rêverie. Et pourtant, malgré tout, attisé par un collègue qui ne me disait que du bien de toi, je n'ai pas résisté à la curiosité, et te voilà entre mes mains, dans ta luxueuse robe noire américaine, avec tes 138 index cards scannées par la grâce de la haute technologie, transcrites en lettres imprimées jusque dans leurs moindres petites erreurs (les biffures noires de Nabokov cachant à tout jamais les impasses et les errances), et même couchées sur un papier épais et perforé permettant de les détacher et de les réarranger dans l'ordre que je pourrais juger le plus adéquat – ce que je ne ferai pas, vu que je trouverais assez perturbant de laisser dans un aussi beau livre un énorme trou, genre Bible de western découpée, trou assez grand peut-être pour y glisser une petite flasque de wisky ou de vodka. Tout ça, c'est pour le décorum, pour la couverture des magazines : mais toi, toi, Laura, où te caches-tu dans la texture de ce texte interrompu par la mort ? Ne regardant plus tes vêtements, mais ta peau, tes yeux, ta bouche, même insaisissables dans leur intégralité, comment t'ai-je trouvée ? Hé bien, je t'ai trouvée radieuse et intriguante. D'abord, j'avais oublié comment la prose de Nabokov venait, savoureuse, fondre en bouche à chaque combinaison, presque même à chaque syllabe anglaise, laissant couler ce rythme que je connaissais si bien jusqu'à l'image surprenante vers laquelle il voulait nous guider. Non, ton prestidigitateur n'avait rien perdu de son agilité à manier les mots comme des jouets merveilleux, et à te lire, chaque phrase achevée était une girandole explosive rouge de plus dans ce bouquet final mélancolique, chacune un petit miracle dont je me suis délecté aussi lentement que possible, c'est-à-dire autant que me le permettait mon appétit attisé, comme ces friandises qu'on fait durer quelques secondes entre la langue et le palais pour leur petit frisson acide, puis qu'on avale pour avidement s'emparer de la suivante. Ensuite, Laura, tu ne t'appelles pas vraiment Laura. Quand tu es Laura, tu n'es en fait qu'un double de fiction, celui qu'a élaboré ton revanchard et vieillissant mari obèse, le neurologue Philip Wild. Ton vrai nom est Flora, branchage prêt à fleurir en multiples jeux de mots, et cet homme que tu as épousé sans l'aimer, presque uniquement pour l'argent, tu le trompes avec le jeune Eric. Le travestissement romanesque est sa froide revanche, supposée posthume, là où « réalité » et réélaboration fictionnelle, comme souvent chez Nabokov, se confondent. Flora, pointe du classique triangle amoureux, peut alors se lire en Laura sur un quai de gare : elle est, au sens propre, « l'original de Laura ». L'autre titre qu'avait ton créateur en tête, Dying is Fun, concerne ton mari qui, dans une étonnante inversion de la nouvelle de Borges Les ruines circulaires, travaille mentalement à l'effacement progressif de son propre corps énorme, hanté par la sénescence, que ce soit lorsqu'il prend un bain ou pendant qu'il croque des oreilles de petit-beurre. C'est peut-être le vrai cœur du livre inachevé, celui que paradoxalement la mort de son auteur a doté de perspectives encore plus étonnantes : si Van Veen, dans Ada, voyait déjà son corps vaniteux se heurter à la flèche du temps, ton mari Philip Wild anticipe cet instant dans un acte de négation totale qui restera à jamais suspendu dans le vide parce que la vie, la « vraie vie », s'est chargée d'oblitérer l'existence de celui-là même qui devait magnifiquement orchestrer cette disparition, déjà tisonné depuis quelques années par les défaillances de son propre corps de chasseur de papillons. Alors, Laura, en tant que personnage, portant dans ton histoire les réminiscences des précédents romans (dont une nouvelle variation sur Lolita), tu ne fais sans doute que jeu égal avec ce vieux Philip qui envisage son engloutissement dans le néant avec une étrange jovialité, et dont tu t'appropries les finances fabuleuses ; mais en tant que livre, je n'ai aucun regret, car je te vois briller de cette lumière étrange des possibles qui n'appartient qu'à peu de fictions. Passées les fiches les plus élaborées, on voit apparaître les informations éparses, les bouts de phrases incomplètes, les ébauches de directions, et c'est comme si ton histoire, Laura, s'effilochait inexorablement, s'en allant vers une conclusion qu'on sait inexistante, jusqu'à cette dernière fiche reproduite, sur laquelle Nabokov a dressé pour lui-même une liste de synonymes pour « effacer » : efface, expunge, erase, delete, rub out, wipe out, obliterate. Et soudain, c'est comme si, pour la dernière des dernières fois, par ton entremise, le tapis nous était retiré de sous les pieds (comme lui aimait si bien le faire), nous laissant face aux fiches qui ne seront jamais remplies autant à l'aide de la gomme que du crayon, face à cette structure que seul son auteur connaissait et qu'il a emportée avec lui dans cet au-delà (ou plutôt, ce par-delà) agnostique qu'il n'a cessé de scruter dans son écriture. Laura, je n'ai aucun regret ; l'avenir qui t'était réservé, et que je ne me risquerai pas à imaginer moi-même, c'est, après les tours de magie de ta langue et de tes images, ton aura, le halo qui est comme ton dernier charme – ton ultime parure de mélancolie.