Il s'agit de ma dernière contribution aux Impromptus, en janvier 2010.
Basée sur la notion du souvenir désagréable de l'oubli, celui qui est involontaire et causé par la maladie ou la diminution des capacités, et celui volontaire de personnes proches qui vous ont volontairement rangé aux oubliettes.
Dans un cas comme dans l'autre, une partie de relation s'efface et on cherche une bouée où s'accrocher. Le tout est de mettre la main dessus.
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Elle dissout le cube de sucre dans le liquide noirâtre en tenant la cuillère d’une main distinguée.
Par la fenêtre aux rideaux ouverts, elle aperçoit les pensionnaires qui déambulent dans les allées du parc, seuls, à petits pas, ou accompagnés.
Les rides d’expression qui encadrent sa bouche vermeille se plissent de satisfaction lorsque le jeune homme qui lui fait face lui tend une photographie.
« Tiens, regarde. C’est une photo récente de petit Pierre.
- Oh, le petit ange ! Quel âge a-t-il déjà ?
- 5 ans !
- 5 ans ? Mon Dieu, qu’il est grand. Je me souviens lorsqu’il était bébé et que je le berçais des heures durant pour l’aider à s’endormir.
- … non, c’était pour moi que tu le faisais.
- Voyons, ne dis pas de sottises, je me rappelle tout à fait de notre fils lorsqu’il était nourrisson, quand même !
- Maman, Pierre est mon fils, tu es sa grand-mère.
- Ah bon, tu es certain ? Et pourquoi s’appelle-t-il Pierre alors ?
- Tu le sais bien, c’est le prénom de papa que nous lui avons donné.
- De Papi ?
- Oui, enfin, je parle de ton mari, mon père.
- Mais, ce n’est pas toi alors ?
- Qui donc ?
- Mon mari ?
- Non, je suis ton fils, Paul. Et Pierre est ton petit-fils. Ton mari est décédé depuis 7 ans maintenant. »
Elle pousse un long soupir, dont la détresse à peine voilée, libère sa gravité dans l’atmosphère aseptisée de la pièce.
Par la fenêtre, le jeune homme suit du regard un vieillard cheminant pas à pas, arrimé à une canne de bois sombre.
A son bras, est pendue une aide soignante volubile qui lui fait la conversation sur la pluie, le beau temps et le programme des activités prévues pour les pensionnaires.
La femme porte doucement la tasse de café à ses lèvres.
Lorsqu’elle repose la porcelaine dans la soucoupe, une large empreinte vermeille marque la surface…
« Mais… qui êtes-vous, monsieur ? »
Voix fluette d’une petite souris perdue dans son immensité intérieure.
Le jeune homme blêmit. Il a la désagréable impression qu’une déflagration se répercute dans ses conduits auditifs.
Il pose un regard pluvieux sur la tasse maculée.
Une empreinte rougeâtre et confuse sur une surface blafarde…
En vérité, une reproduction mal imprimée de ce qui a été.
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Texte in situ avec commentaires : LA
"An empty cup in asymetrichal composition" de Hariadhi, wikimedia commons, sous licence GNU