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La guêpe

Par Volodia

Monsieur Cubiculet rentra tard du bureau. De mémoire humaine c'était la seconde fois que cela lui arrivait. Sa femme ne l'avait pas attendu pour s'endormir du sommeil terne de la mère au foyer attentive ; encore moins pour manger – Monsieur Cubiculet n'avait pris qu'un morceau en vitesse aux alentours de dix-huit heures. Il déposa son attaché-case délicatement sur le parquet ciré, de manière à ce qu'aucun son ne soit émis par la rencontre du cuir avec le bois. Il ne voulait pas réveiller les enfants, dont la chambre jouxtait le hall d'entrée. Il avait déjà hésité à allumer le plafonnier qui éclairait depuis douze ans l'entrée de sa même lumière douce – il avait peur que la lueur s'engouffre entre la porte et le seuil de la chambre de ses filles. Mais après un laborieux calcul, il avait déterminé qu'un peu de lumière valait mieux qu'une obscurité qui ne lui aurait pas permis de faire attention à ne pas produire de bruit. Monsieur Cubiculet était relativement maladroit ; en aveugle, sa maladresse aurait atteint des proportions désagréables et qui auraient à coup sûr perturbé le sommeil de sa petite famille chérie. Monsieur Cubiculet n'était pas habitué à rentrer à une heure si tardive. Il ne savait rien des gestes à faire et ne pas faire en ces moments-là. Aussi, chaque action lui nécessitait une réflexion plutôt longue, et un temps de réalisation encore plus démesuré.

Il se dirigea à pas de loup à la cuisine, chercha lentement et avec précaution quelque nourriture qu'il pourrait manger froide – il avait décidé après une délibération ardue que la porte du micro-onde était trop sonore pour être ouverte et fermée le soir. Il trouva quelque chose, commença son frugal repas. Il se rendit compte à la seconde bouchée qu'il avait oublié ses documents. Cela l'ennuyait profondément ; son travail ne pouvait attendre. Il pesa cependant le pour et le contre. Est-ce que son activité professionnelle passait avant le sommeil des justes ? Serait-il seulement capable d'aller prendre ses affaires sans réveiller tout le monde ? Il pensa que oui.

Tout se passa bien jusqu'à ce qu'une guêpe surgie de nulle part ne se mette à tourbillonner à proximité de lui. Il avait horreur des guêpes – il avait horreur des insectes de manière générale. Les rayures jaunes et noires provoquaient en lui un sentiment de colère mêlé d'une angoisse intarissable. Sa femme, à ce propos, lui avait toujours conseillé l'hypnose. Il lâcha la mallette ; le bruit qu'elle fit en percutant le parquet, qu'elle raya par ailleurs, lui parut être un coup de pistolet. Par chance, la détonation sembla ne réveiller personne. Il ramassa l'objet en vitesse et se retrancha avec précipitation dans son bureau, au fond du couloir. Il referma la porte à la hâte ; elle claqua violemment. Personne ne bougea. Il se rendit compte qu'il avait oublié son maigre repas ; la lumière dans le hall et la cuisine ; son portable dans son pardessus. Il sortit ses documents, s'attela à la tâche. C'était la première fois qu'il avait du retard dans son travail. Un retard conséquent, inexplicable, et qui allait sans doute le retenir une bonne portion de la nuit. Il se concentrait ; et plus il se concentrait, plus les souvenirs de sa précédente et unique arrivée tardive chez lui remontaient à sa conscience. Il avait beau tenter de les congédier, les souvenirs s'agrippaient, paralysaient son esprit.

Il était presque parvenu à retrouver ses capacités, au prix d'un effort mental titanesque, lorsque la guêpe vrombit près de son oreille gauche. Nerveusement, il chercha un objet avec il pourrait la tuer. Il détestait faire cela : tuer. Mais c'était alors une urgente nécessité. Il s'empara d'un livre. Ce faisant, il fit dégringoler une haute pile de ses semblables, qui s'écrasèrent lourdement à terre – tremblement, coup de feu, écho infini. La guêpe s'arrêta sur la table. Tout restait silencieux. Rien ne bougeait. Il frappa un grand coup, atteint l'insecte, qui se convulsa un instant. A l'aide d'une règle de trente centimètres, il le poussa dans la corbeille à papier, puis repoussa du pied la corbeille sous le bureau. Il avait soudain très chaud. Il ouvrit bruyamment la fenêtre, respira profondément l'air frais nocturne. Il se sentit mieux. Il se replongea ensuite dans son travail. Quelques minutes passèrent pendant lesquelles il crut qu'il pourrait mener à bien sa tâche.

Un bourdonnement, d'abord léger, comme amorti, le perturba à mesure qu'il s'amplifiait pour emplir la pièce. Il provenait de la poubelle. Il se pencha, constata que la guêpe bougeait toujours, prisonnière du papier froissé, amoncelé, en désordre. Il se retira vivement, heurta le rebord massif du bureau. Il cria. Il piétina longuement le contenu de la corbeille avec une rage terrible, incontrôlée. Il continua bien après que le bourdonnement avait cessé. La guêpe, libérée de l'entrave des feuilles, s'élança alors dans un sifflement déchirant, fusa contre ses joues rouges, buta contre son front luisant, contre ses mains moites desquelles il essayait de se protéger des assauts furieux, stridents, de l'insecte à rayures. Il se redressa de sa chaise, que dans sa panique il fit basculer, se jeta sur l'insecte, l'attrappa presque, le poursuivit avec ardeur dans son vol frénétique jusqu'à la fenêtre et chuta à sa suite dans le vide de la nuit à lune pleine. L'impact de son corps réveilla la voisine.


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