un extrait de La pièce du fond

Par Larouge
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Extrait de La pièce du fond  -  Eugenia ALMEIDA


1
L’oiseau s’approche. Peut-être un pigeon. Des pigeons, cependant, il y en a plus loin, au pied de la statue. La vieille leur jette rageusement du maïs, accomplissant un devoir dont elle ignore l’origine. Peut-être un moineau. L’homme ne le sait pas car il ne regarde que son soulier droit. De temps en temps, la vieille lève les yeux pour l’observer. Ce regard tisse un monologue, creux et prévisible. Elle sait qu’il ne regarde personne. Son soulier, un carré d’herbe, la chaîne qui ceinture la statue. Le ciel. Oui. Il regarde aussi le ciel.
Hier, la fille du bar de la place lui a apporté un paquet contenant de la nourriture. Aujourd’hui, quand la vieille est arrivée, il avait encore le paquet à la main. La fille lui jette parfois un coup d’œil en passant entre les tables. Dès qu’elle le peut, elle traverse la rue et s’approche. Elle veut vérifier ce qu’elle soupçonne : il n’a pas touché à la nourriture.
Nerveuse, pressée, surveillant du coin de l’œil que son patron ne la voie pas, elle s’accroupit devant l’homme.
- Vous n’avez pas aimé ?
Elle a l’impression qu’il l’entend. Elle ne sait pas pourquoi. Il garde le regard fixé sur la dalle qui semble surgir de son soulier.
Elle pose sa main sur la sienne et la presse doucement. Elle prend le paquet, l’ouvre et constate que les sandwiches qu’elle a apportés hier n’ont pas été touchés.
- Je vais vous les réchauffer. Ils sont encore bons.
Elle baisse un peu la voix.
- Moi, je les mange comme ça. J’emporte ceux qui restent et le lendemain je les réchauffe chez moi. Bon, je reviens.
Elle entre dans le bar et s’assure que le patron n’est pas en vue. Elle pousse de sa hanche la porte de la cuisine et tend le paquet au cuisinier.
- Réchauffe-les-moi...
- Mais ils sont d’hier...
- Oui, je sais, c’est pour le monsieur de la place.
- Le demeuré ?
- Pourquoi tu l’appelles comme ça ? Tu ne le connais même pas !
- Il y a des jours qu’il est là. Il ne parle à personne. Il ne fait rien. Pour moi il lui manque une case.
Le cuisinier se tapote la tête, fait une grimace et rit.
- C’est à toi qu’il manque une case, dit Sofía en riant elle aussi.
- Bizarre la demoiselle, de se consacrer à des gens si importants, si distingués.
- J’y suis allée. Parce que avec toi c’est toujours pareil... Dès que tu peux, réchauffe-moi ça sans que l’ogre s’en rende compte.
- Un jour il va t’entendre. Et il va te virer.
La dernière phrase est coupée car Sofía est déjà sortie de la cuisine et la porte à double battant s’ouvre et se ferme jusqu’à trouver son point d’équilibre.
Sánchez termine sa conversation, raccroche le téléphone et crie :
- Aujourd’hui tu restes jusqu’à huit heures.
- Je ne peux pas, dit Sofía en s’approchant.
- Mais si, tu peux, tu peux. Avec de la volonté on peut tout.
- Mais aujourd’hui...
Sánchez l’interrompt.
- Sers la quatre en urgence, Juancho a déjà pris la commande.
Sofía avale. Les ordres, les horaires, les phrases tronquées. Une gorgée de sable. Quelque chose qui fait mal en descendant. Elle prend à peine le temps de répartir sa charge pour se présenter à la table quatre avec le sourire. Elle cale une assiette, un verre de chaque côté, les serviettes, la bouteille. Et, tout sourire, malgré la douleur, elle efface Sánchez et pose son regard sur l’homme de l’autre côté de la vitre, de l’autre côté de la rue, sur le banc de la place. De l’autre côté du monde.
Elle emporte des assiettes sales à la cuisine. Quand elle passe près de Juancho, elle dit à voix basse :
- Ce que je t’ai donné, passe-le-moi avec les déjeuners.
Le cuisinier murmure quelque chose qui se perd. Maintenant la matinée est le temps qu’il manque pour arriver à midi.
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