Pour Elle, qui fait sauter les verrous
Je faisais partie de ces enfants auxquels on met un jour une clé autour du cou. Une ficelle pour colis postaux comme collier au bout duquel était suspendu le sésame, et hop!, on me lâchait dans la nature. Dans mon esprit, elle avait une taille épouvantable, cette clé. C'était mon premier joug d'adulte, une bonne raison de commencer à me faire du souci. Ce fut également le signe d'un bouleversement sans précédent dans ma vie. A partir de maintenant, il pouvait arriver que personne ne m'accueille à mon retour: lumières éteintes, silence, pas de musique ni de petits plats qui mitonnent. Pas de voix familière qui lancerait un: "Tu es rentré?". Auparavant, même lorsque j'étais à l'école, je m'imaginais que le foyer était toujours en activité. Mais désormais, ça pouvait être une coquille creuse, un théâtre désert, dans lequel je ferais mes premières expériences de la solitude. Cette solitude, que certains percevaient comme une punition, fut pour moi une bénédiction. Cet apprentissage de soi m'enchanta. Je ne m'ennuyais pas et je n'éprouvais aucunement le besoin de combler ce qui aurait pu ressembler à un vide. J'étais en bonne compagnie avec moi-même. Et ma solitude était faite de tant de sollicitations intérieures, de présences, d'aspirations qui venaient à ma rencontre et que trop d'activités ou de bruits auraient effarouchées. Ces moments si simples, où il ne se passe apparemment rien, furent parmi les plus beaux de mon enfance - et les plus fondateurs, certainement. Je me suis toujours senti revenir neuf et restauré de ces minuscules retraites. Je n'en avais pas encore clairement conscience, mais je percevais intuitivement qu'après avoir été seul, dedans, les choses s'étaient remises à leur place. Je revenais plus consistant vers les autres. Et puis, quand on aime lire, on n'est jamais seul. Je regardais ma bibliothèque comme le nouveau-né le sein maternel: il y avait émeutes de personnages, d'aventures, de situations qui m'attendaient, juste-là, à portée de main. Je n'avais même pas besoin d'ouvrir le livre, juste le tenir pour sentir qu'un monde palpitait dans ma main. Cette clé fut donc l'occasion d'une introduction à ma vie intérieure.
"N'oublie pas de fermer la porte à clé"... On n'explique pas à l'enfant pourquoi. On a tort. Ce geste de fermeture est bien trop grave pour passer sous silence ses cas d'utilisation. Sans une médication précise, il peut provoquer un arrêt de croissance. Des symptômes courants et dégénérescents peuvent apparaître avec le temps: on devient serrurier, fermant sa tête, son coeur, ses tripes ("tout ce qui est enfermé est en sécurité... tout ce qui est enfermé est en sécurité", se répète-t-on). On apprend à faire de sa vie un coffre-fort première classe, aucune effraction du hasard possible, et pour cause, le hasard ne connaît pas la combinaison. On monterait des cadres de porte dans le ciel si on pouvait les cadenasser. On se crypte tant et si bien qu'on n'arrive plus à décrocher un sourire à son voisin - en tout cas, les miens ont dû perdre le code depuis belle lurette. Mais quand bien même tout serait sous clé, il en reste une qu'on n'arrivera pas à tenir dehors: la Mort. Et son cortège de maladies (ah oui, ça c'est crasse aussi la maladie, ça n'a même pas besoin de clé, ça décompose les barricades). Assiégé par le moche, on s'injecte vite fait l'antidote dont on avait oublié de nous parler, en espérant que ce ne soit pas trop tard: l'Ouverture. On tente de congédier l'oppresseur qu'on est devenu à soi-même: otage consentant, aussi luxueuse puisse être la claustration, on aspire farouchement au grand air. On tape à grands coups contre la cloison du cercueil qu'est devenu le corps, mais c'est qu'il s'est bien sédimenté avec le temps, c'était des belles planches qu'on a choisies. Bigre, on n'a pas été volé sur la qualité de la marchandise. On s'empresse de commencer à faire sauter les verrous rouillés du coeur pour faire redémarrer la pompe, parce qu'on se rend compte que la seule sécurité, c'est la confiance. Et puis, si on veut que les secours viennent nous soustraire à notre horrible sort, il faut bien qu'ils puissent entrer. On finit par se rendre compte que toutes ces serrures nous serrent plus qu'elles ne nous servent. Les cambrioleurs ne sont pas dehors! C'est nous qui nous volons du temps pour le sédimenter dans un bien quelconque, made in Asia, qu'on va s'empresser d'assurer, histoire qu'on ne nous cambriole pas du lest, on risquerait de s'envoler. Pourquoi se soustraire de soi à moitié? On a même réussi à simuler des biens qui aurait le poids du paradis, mais en chiffres, et les serrures virtuelles qui vont avec. Sur la terre comme au web. On ne doit vraiment plus pouvoir s'encadrer pour s'encastrer dans un écran d'ordinateur. Nous sommes des forçats du double tour. Fermer, c'est se condamner de l'intérieur, se murer vivant. Le pauvre est-il vraiment encore celui à qui on ne peut rien voler? Certains ont fait le choix de se consacrer à des biens qu'on ne peut pas leur dérober, à des valeurs de ciel qui ne valent majestueusement rien et qui pourtant les comblent, comme un sourire aimé. C'est un luxe qu'ils payent cher d'ailleurs, comme toutes les différences. Il ne faudrait mettre sous clé que le superflu. L'essentiel reste toujours tout contre soi, tout proche. Inviolable, car le code d'accès, c'est l'autre qui le possède, c'est la relation, comme deux bras qui s'ouvrent tout grand ou alors serrent très fort, mais ce n'est plus pour fermer, mais pour aimer. On croit qu'on ouvre son coeur à une personne qu'on aime. Mais fut-il même un seul instant fermé à celui à qui il était destiné de toute éternité, à celui qu'il réclamait? On s'imagine être maître des battants du coeur, mais on ne décide rien du tout, Cupidon aux trousses, la porte pourra à la limite servir radeau pour le pauvre naufragé emporté par une vague de joie.
Aujourd'hui, si je ferme à clé, c'est pour des raisons administratives. Pour rassurer mon assureur, afin qu'il puisse constater qu'aura été fracturé ce qu'à vrai dire j'aurais volontiers laissé ouvert. Certains forceront peut-être un jour l'entrée, mais passé le pas de la porte, que pourront-ils faire dans ce lieu où il n'y a rien à prendre, tout à donner? J'accueillerais même un cambrioleur qui se serait spécialisé dans le livre de poche de poésie. Nous pourrions discuter à visage découvert et il repartirait avec une pile de recueils que je lui donnerais en lui recommandant de revenir m'en parler. Tout ce que je possède matériellement, je peux le posséder à nouveau. Mais le temps qui passe, ici et maintenant, je ne le retrouverais jamais si je ne suis pas au rendez-vous. Il me faudrait moins d'une heure pour me reconstituer mes provisions de bases: quelques livres, un peu de Bach, une bougie, une plume pelikan - à supposer que notre détrousseur soit ornithologue, et un paquet de tortellini - s'il avait eu une petite faim. Ce qui compte le plus dans ma vie fait partie de mes cellules, ce sont quelques citations et un arbre qui a la forme d'un réseau de correspondances assez vaste, composé de noms et d'intensités divers, de couleurs aussi, au sein duquel je me déplace avec aisance pour retrouver les êtres, les livres et les lieux que j'aime. Et il ne me viendrait pas à l'idée de fermer mon arbre à clé.