Quand Simone de Beauvoir écrit Le Deuxième sexe, à la fin des années 40, elle est quarantenaire et amoureuse de Nelson Algren. Tout écrivain qu'il est, Nelson se distingue en de nombreux point de Sartre : il est américain, apparemment meilleur au lit que ne l'est l'existentialiste français et il veut Simone entièrement pour lui. Sous sa plume, "l'amour" n'est pas succédé des mots "contingent" ou de "nécessaire". Elle, le Castor, se découvre auprès dans ses bras "grenouille", pauvre bactracien imbécile recherchant la chaleur du "crocodile" ; elle l'appelle "mon mari" et lui promet d'être très gentille, de tout lui faire, notamment "la vaisselle".
Peu ou prou, c'est parallèlement à ces lettres enflammées qu'elle écrit par exemple :
"Au contraire chez la femme il y a, au départ, un conflit entre son existence autonome et son "être-autre" ; on lui apprend que pour plaire, il faut apprendre à plaire, il faut se faire objet. Elle doit donc renoncer à son autonomie. On la traite comme une poupée vivante et on lui refuse la liberté ; ainsi se noue un cercle vicieux ; car moins elle exercera sa liberté pour comprendre, saisir et découvrir le monde qui l'entoure, moins elle trouvera en lui de ressources, moins elle osera s'affirmer [...]". (Le Deuxième sexe)Le spectacle qui était joué au Lucernaire s'attache à montrer cet "ambivalence" en faisant très précisément répondre les textes aux textes, l'essai aux lettres. A la ligne près, et grâce à la complémentarité des deux comédiennes -une pétillante fraîche blonde et une brune mordante aux airs de professeur- l'on suit les correspondances entre les paragraphes, les dissonances et les ambivalences d'une femme écrivain qui précise à son amant qu'une partie de ce qui deviendra par la suite le grand manifeste du féminisme lui permet, aussi, de se payer le voyage outre-atlantique... Que faut-il comprendre de ces rapprochements, de cette Ballade ? Que Le Deuxième sexe est le gagne pain d'un amour trop parfait pour exister dans le cerveau d'une intello qui dit dans ses mémoires toujours vouloir tout contrôler, toujours se regarder se regardant, constamment être présente à elle-même ? Gagne pain d'un amour qui se révélera trop parfait pour Sartre ? Ou un texte jubilatoire, compilation de milliards de recherches, de vivantes anecdotes glanées sur le trottoir de Saint-Germain ou dans les rues d'Alger, le fruit du travail d'une femme passionnée qui se plonge dans les livres et dans son siècle comme dans les bras de cet homme ? ("C'est étrange et stimulant de découvrir soudain, à quarante ans, un aspect du monde qui crève les yeux et qu'on ne voyait pas", La force des choses.) Sartre cherche, d'abord, la vérité, Beauvoir, le bonheur, elle l'écrit tout au long de ses Mémoires d'un ton d'évidence, et c'est d'ailleurs de cette quête qu'elle tire son talent d'écrivain, offre au lecteur des mémoiresun texte vif et enthousiasmé. Cette même quête pourrait être justement une sorte de conclusion au Deuxième sexe. Beauvoir vit pour elle.
Au vu de La Ballade de Simone, l'on pourrait estimer que Michelle Brûlé qui a adapté ces textes, et Nadine Darmon qui les met en scène, comprennent ainsi l'ambivalence beauvoirienne : leur spectacle est pétillant, léger comme une ballade.