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Diagonale de la défaite : interview d'Immarigeon

Publié le 16 avril 2010 par Egea

J. Philippe Immarigeon, que je tiens en amitié et dont les essais sont toujours stimulants (voir fiche de lecture), fait paraître demain samedi son dernier opus, "la diagonale de la défaite", chez Bourrin éditeurs.

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Il a eu la gentillesse de m'accorder un long interview (entretien, comme on dit en bon français, je sais). Juste histoire de vous allécher et de vous précipiter chez votre libraire...

O. Kempf

1/ Vous alternez les livres sur la France et sur les Etats-Unis : celui-ci évoque la défaite de 1940 : celle de la France? celle de la relation transatlantique ? celle de l'Occident ?

L’Occident est pluriel. Il y a l’Europe et il y a l’Amérique. Je ne comprends pas pourquoi le fait de le rappeler, alors même que les Américains ne cessent depuis deux siècles d’insister sur le fait qu’ils se sont construits contre l’Europe et ses « horreurs », déclenche des tempêtes. Il n’est pourtant qu’à se pencher sur les questions du droit naturel ou du déterminisme pour constater la béance entre un vieux continent qui débattra toujours de ces questions, et une Amérique puritaine et laplacienne qui les a définitivement tranchées. Or on n’ose pas parler de cette fracture atlantique parce qu’on s’obstine, pour des raisons qui m’échappent, dans cette illusion très franchouillarde d’une communauté de pensée que pourtant tout dément. Mais s’il y a un échec, c’est bien celui de cette idéologie américaine, celle du fatalisme de Condorcet, de l’universalisme d’Einstein et des foutaises freudiennes, une idéologie qui a porté « l’Occident » au pinacle 200 années durant parce que le modèle managérial et mécaniste qu’elle proposait correspondait à un moment de l’histoire de l’humanité, mais qui depuis dix ans est en échec dans tous les domaines (militaires, mais aussi, économique, industriel, alimentaire, écologique, etc.). Dieu merci pour l’Europe et la France, nous avons une autre tradition, celle de l’Humanisme, du libre arbitre et de l’indétermination, dont on retrouve d’ailleurs des éléments dans d’autres civilisations a priori plus éloignées de la nôtre que la civilisation américaine. Encore faut-il la faire vivre.

2/ Au-delà de ces considérations, vous tracez en fait une généalogie de la géopolitique européenne du XX° siècle, une sorte de géohistoire de l'Europe récente. Grande-Bretagne, Royaume Uni, héritage de Versailles, tout est-il dit dès 1920 ou 1930 ? La défaite réside-t-elle dans le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, et cette validation du principe des nationalités, prélude au thème de l’Etat-nation?

Mes considérations sur la crise de Munich et le piège de Versailles que Hitler nous retourne ont surtout une portée éducative : nous n’étions pas gouvernés par des imbéciles dans les années vingt et trente, et ce qu’ils durent résoudre était tout sauf évident. La crise de Munich, toujours caricaturée, en est l’emblématique symbole. Aujourd’hui, nos dirigeants seraient toujours incapables de gérer une telle crise et le principe des nationalités leur explose dans la figure à intervalles réguliers, quand ce n’est pas eux qui amorcent le pétard (rien qu’en 2008, Kosovo puis Georgie). Il est vrai que l’Europe ne sait toujours pas ce qu’elle veut ni sans doute ce qu’elle est, et cela vaut tout autant pour la notion d’Etat-nation que pour ses frontières extérieures, sa relation à la guerre des autres et comment y intégrer sa non-guerre, etc. Si encore nous avions de nouveau des Churchill, de Gaulle ou Blum et à leur côté des Bergson ou Valery pour y réfléchir... Mais nous n’avons que des Sarkozy, qui prennent BHL pour un philosophe et dont la propre capacité d’entendement reste en-deçà de La princesse de Clèves. Fort heureusement, nous n’avons pas en face, à l’horizon d’une décennie, de Hitler pour profiter de ce déclin. Mais si ce jour advient, nous aurons un nouveau Sedan.

3/ A propos des machines, vous soutenez une thèse paradoxale : le "retard" technologique français ou, plus exactement, le retard d'équipement n'est pas un retard, c'est au contraire un point de vue prospectif, l'histoire ayant montré que le matérialisme américain ne conduisait pas au succès. N'y a-t-il pas là anachronisme entre des leçons de 1940 et celles de 2010 ?

Il n’y a effectivement pas de retard français en 1940, bien au contraire, le Reich ne prendra l’avantage technologique qu’en 1942 sur les Alliés, pour tenter de compenser l’infériorité en nombre. La querelle des chars est à ce titre secondaire : la question n’est pas de combien d’engins nous disposions -– davantage que les Allemands et de meilleure qualité – mais comment cela s’intégrait-il ? Or si les Allemands voyaient la machine en tant que telle, et subordonnaient toute leur stratégie autour du moteur avec pour résultat qu’ils menèrent la bataille avec leur seule avant-garde motorisée et blindée, ayant décidé la disjonction des blindés du reste des unités (l’aviation tactique n’étant là que comme artillerie volante), la France intégra ses chars dans une pensée globale qu’on nommerait aujourd’hui intégration. Tout devait agir de concert. Et c’est là, comme le soulignent à l’envie les historiens américains, que nous fûmes précurseurs par rapport à la doctrine reprise par les Etats-Unis en 1942 et qui est devenue le standard OTAN.

Or cette stratégie de guerre totale fut battue en cinq jours par une manœuvre purement tactique. Le problème soulevé est donc sens le suivant : s’il est exact que le principe mécaniste et déterministe de bataille conduite qui a échoué en 1940 a porté les armées américaines à la victoire en 1945, il n’en reste pas moins que la Blitzkrieg de 1940 n’est ni un accident ni un coup de chance – même si la contingence et le hasard y ont joué pour beaucoup. Mais pour des raisons culturelles dont les Américains ne parviendront jamais à se départir, ils pensent que la managed battle va pouvoir un jour solutionner tous les types de guerres et toutes les adversités pour rendre une nouvelle Blitzkrieg type 1940 impossible. La fameuse phrase de Donald Rumsfeld sur les « imprévus imprévisibles » qui a tant fait rire posait le problème de fond : peut-on envisager de refermer toutes les fenêtres de vulnérabilité, ou restera-t-il, quelque soit la perfection du modèle, un risque irréductible certes marginal mais totalement imprévisible que seules l’intuition, l’action, l’improvisation pourront combattre le moment venu ? Ces questions étaient très précisément débattues dans les années trente côté français, on avait bien vu le danger qui se profilait, on a cru le corseter et rendre la guerre improbable parce que tout aurait été envisagé par avance et que l’adversaire ne trouverait plus de faille. L’erreur de Gamelin était donc déjà celle des généraux du Pentagone, même si ces derniers mettent sur le compte du manque de moyens techniques (principalement dans le domaine des communications) notre échec de 1940. Or on constate en Orient qu’il ne s’agit pas seulement d’un problème de moyens mais d’une question de fond que la pensée otanisée refuse d’aborder parce que ce serait remettre en cause, et pas seulement à la marge, les fondements mêmes de la RMA et de la Transformation qui ne sont jamais que les déclinaisons modernistes des instructions sur l’emploi des forces du général Pétain de 1917.

4/ Votre quatrième chapitre évoque, au travers du cas de la préférence française pour la guerre défensive, l'élaboration d'une conception stratégique : vous y voyez un abus du retex, comme si le passé suffisait à établir les fondements d'une doctrine stratégique. Est-ce toujours le cas ?

Il y a deux retex : d’un part le tactique, le retour immédiat d’informations et l’ajustement en temps réel du combat. Lorsque Doughty, le grand spécialiste américain de notre stratégie de 1914 à 1940, écrit que l’absence de moyens de communication a empêché les Français de réagir à temps, il suggère qu’en 2010 le Pentagone l’aurait pu dans les mêmes circonstances. Rien n’est moins certain : on sait très précisément que le GQG comprend qu’il se passe quelque chose dans les Ardennes le 13 mai 1940 en début d’après-midi : exactement 48 heures plus tard, Gamelin a compris que c’est foutu, il le dit à Daladier qui le dit à Reynaud qui le téléphone à Churchill. Et ça l’était effectivement, quand bien même les ordres de contre-attaque avaient été immédiatement exécutées, la seule chose à faire était, comme l’avait fait Joffre en 1914, de déguerpir des positions frontières pour se replier le plus vite et le plus loin possible, et recommencer une tout autre bataille. Question : les Américains, avec leurs moyens actuels, pourraient-ils ajuster, dans les mêmes circonstances et en 48 heures ? Au vu de ce qui se passe en Afghanistan, et malgré leur vantardise, la réponse est clairement : non ! Le pourront-ils un jour ? On verra, mais pour l’heure c’est très hypothétique. Numérisation et centralisation n’ont toujours pas pu remplacer intuition et autonomie des chefs d’unité. Encore faut-il former les hommes capables de cela, et ce non pas sur le terrain ni à West Point mais dans les écoles.

Car il y a d’autre part il y a le retex « historique ». Les Américains, avec qui j’ai étudié, vécu et travaillé, sont vraiment gens extraordinaires : s’il est un domaine dans lequel leur culture est d’une ignorance crasse, c’est bien l’Histoire, y compris la leur. Et voilà que, par secousses telluriques, ils fondent sur tel ou tel événement qu’ils séparent de son contexte, et construisent tout un artifice sans avoir aucune base philosophique ni aucun recul pour cela. La Bataille d’Alger, par exemple… Ils disent aujourd’hui : il faut faire comme Lyautey. Non : il faut être Lyautey. Ils en sont incapables vu la faillite de leur système éducatif – dont on ne veut pas voir qu’il est le fondement de l’inadaptation de l’Amérique aux nouvelles conditions de concurrence – et s’ils veulent jouer les Massignon, les Foucault ou les Lawrence, qu’ils commencent donc par apprendre la langue du cru, qu’ils s’immergent dans le milieu autochtone en situation de vulnérabilité, et surtout qu’ils « couchent » au lieu de faire venir en Orient ethnologues et anthropologues (ce qui trahit incidemment leur racisme foncier envers tout ce qui n’est pas à leur image). Mais pour eux il existe pour tout problème un modèle intemporel que les expériences passées permettent de cerner de proche en proche. Ils ne comprennent pas que si l’histoire présente des similitudes elle reste essentiellement contingente : ce refus de la contingence est exactement ce que de Gaulle reprochait à notre doctrine des années trente. Il font donc une lecture totalement idéologique des guerres passées et de leurs propres échecs, exactement ce que dénonce Doughty dans la manière dont les Français avaient voulu conforter leur doctrine et ne voir avant 1940 que ce qui les arrangeait dans la guerre du Rif, dans celle d’Espagne et même celle de Pologne.

5/ Vous évoquez l'attachement au terrain, à la carte, au plan : comme si ce dernier recouvrait les deux dimensions, celle de la représentation topographique d'un lieu et celle de la conception d'un projet.

Ce qui est frappant dans la pensée dite linéaire française de 1940, c’est la volonté de contrôler le terrain mais surtout d’intégrer chaque élément tactique dans un « grand tout » stratégique. Et ce qui vaut pour la géographie vaut pour les moyens, les déploiements des forces, les systèmes d’armes etc. En ceci nous sommes, dès 1917, des précurseurs. Or la Blitzkrieg utilise cette intégration totale pour, en cassant un élément, déstabiliser et faire tomber l’ensemble : elle le fait en 1940 mais elle l’avait déjà fait avec Ludendorff en 1918. Si la défense en profondeur et le principe d’autonomie et de séparation de unités avait été de règle à ces dates là, les Allemands n’auraient pas agi ainsi. Ils auraient procédé autrement, ils auraient peut-être perdu ou gagné, mais autrement.

Or ce principe d’intégration totale qui nous a fragilisé est précisément celui que nous nous imposons dans la globalisation. Et nous ne sommes pas au bout des désillusions : imaginons que les Talibans, en s’emparant d’un terminal de gestion des tickets restaurants du camp de concentration de Bagram, remontent, en faisant sauter les codes, jusqu’au targeting des missiles des sous-marins Classe Ohio ? C’est stupide comme supposition, mais à force de tout vouloir intégrer, on se recréée des Ardennes et des Sedan et on les signale à l’adversaire. Et tout cela pour un avantage finalement limité qui nous coûte en revanche des moyens considérables uniquement pour sécuriser ou neutraliser des failles que nous ouvrons nous-mêmes. A part garantir des marchés d’armement juteux et gonfler les profits du complexe militaro-industriel, il n’y a strictement aucun intérêt à cela. Nous ferions mieux de nous préoccuper de gagner des guerres frustres et simples, par exemple de sécuriser le détroit d’Ormuz pour le jour où les Iraniens feront une prise de gage sur Dubaï, plutôt que de délirer sur une arme nucléaire perse qui, pour reprendre un mot de Robespierre, « n’est qu’un épouvantail agité par des fripons pour faire peur à des imbéciles ».

6/ Vous suggérez la notion de stratégie quantique : il faut penser local pour agir global, et non l’inverse. Cela ne revient-il pas à renier notre universalisme ?

Non au contraire, sauf que nous ne comprenons pas le mot de la même manière, Américains et Français. D’abord s’il existe des lois universelles, elles sont discernables dans la localité faute de quoi elles ne sont pas universelles comme l’écrivait déjà Plotin. Ensuite si les parties du monde sont interdépendantes, nul n’est besoin de tenter d’agir sur la globalité puisque que, par effet induit, une action locale entre en résonance avec le tout, comme l’avait bien vu Paul Valéry. Cette idée de globalité n’a donc aucun sens logique ni philosophique, elle est même le signe du rabaissement de la pensée depuis une vingtaine d’années.

Ou plus ancienne : la globalisation ou mondialisation n’est que l’avatar d’une erreur philosophique première, que chez nous Condorcet et Laplace ont fait à la fin des Lumières et en opposition à leurs prédécesseurs : poser le postulat d’un égalité naturelle réelle d’où découle l’égalité politique, alors que pour Rousseau et notre Déclaration de 1789 il ne s’agit que d’une fiction utile pour expliquer pourquoi l’égalité juridique passe par la dénaturation des individus. En vertu de quoi un Américain voit le Taliban, qui est hors du monde américain parce qu’il ne lui ressemble pas, comme un barbare à exterminer car il fait tache. C’est exactement le « choix » qui avait été laissé aux Amérindiens par Thomas Jefferson dès 1783 : soit l’assimilation soit la déportation. Nous, Français, voyons le Taliban comme un Autre différent et respectable en tant que tel, quand bien même nous tentons de lui imposer nos propres principes que nous estimons supérieurs aux siens : c’est Lyautey. Dit autrement, à côté de Condorcet qui estimait qu’un même principe doit s’appliquer en tous lieux et en tous temps, il y a Montesquieu et sa théorie des climats.

C’est pour cela que la méthode américaine n’est pas aujourd’hui d’inventer pour l’Afghanistan un modèle adapté aux particularismes locaux, mais d’aller chercher un autre modèle que le leur mais qui leur ressemble, et qui leur permette de gérer les particularismes locaux. Mais in fine c’est toujours un modèle typiquement « occidental » que l’on plaque ex abrupto, sauf que ce n’est plus du Westmoreland mais du Salan mâtiné de Templer. Le Pentagone cherche à sauver la RMA en l’amodiant à la marge avec du folklore colonialiste à la Antinéa et en la baptisant COIN.

Ce qui est consternant, c’est que plus les beaux esprits clament que le monde a changé et plus ils s’enferment dans de vieux concepts désormais contreproductifs. Je ne vois donc pas pourquoi ni comment la guerre de Gamelin telle que la refait McChrystal aurait plus de chance de fonctionner sur l’Indus que sur la Meuse. Nous sommes bien passés d’un avant-guerre à l’autre…

Egéa : Jean-Philippe Immarigeon, je vous remercie


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