Janos Valuska, un personnage tout droit sorti d'un roman dostoïevskien (il a donc tout pour me plaire), habite une ville dont les habitants sont dévastés et désœuvrés. Dès le premier plan-séquence, absolument magnifique comme c'est la règle chez Béla Tarr, on le voit seul habité par une exaltation mystique, un émerveillement face à la création qu'il tente plus naïvement que désespérément de transmettre à ses concitoyens alcooliques. C'est peine perdue, et la ville va sombrer dans le fascisme apporté par une sinistre troupe de cirque avec sa baleine et son Prince.
Vous vous doutez bien qu'il n'y a pas de happy end, j'évacue donc toute culpabilité à dévoiler ce qui se passe. Il suffit d'être dyslexique pour ouvrir une première porte :
Oui, mais non. C'est un symbole. Et pas seulement, parce que tout est lié dans le Monde. Mais un symbole, d'un monde qui recherche l'efficace, le mécanique, le quantifiable, l'identique, le Même, d'un monde qui se débarrasse de l'Autre, de "l'erreur", de la création, de l'individu. Le XVIIe, c'est aussi le siècle de Hobbes (baleine... Léviathan... mais la voilà notre deuxième porte). Tout est lié. Les individus sont rendus identiques et fondus dans un corps monstrueux pour éviter la guerre de tous contre tous. Prétendument. Béla Tarr montre une réalité inverse puisque c'est la neutralisation de l'altérité qui amène la violence fasciste. C'est l'idée selon laquelle seule le Même amène à l'harmonie qui apporte le désastre. C'est l'altérité qui seule permet l'harmonie.
Ces questions sont tenaces aujourd'hui, dans notre monde publicitaire où on nous fait croire qu'on exprime notre individualisme en consommant par millions les mêmes produits. C'est un individualisme de rhinocéros de Ionesco. Le conformisme par excellence et tous ses dangers fascisants d'ultra-surveillance et de normalisation aberrante. Béla Tarr remonte donc aux sources de la pensée politique et mathématique moderne. Je ne vous cache pas que sa vision est très noire, le sort réservé à nos deux héros étant terrifiant : une terrible impasse et désillusion pour notre Janos à l'impossible fraternité, une démission et une compromission piteuses pour notre pianiste idéaliste.