Pour la plupart des êtres humains qui n'ont pas poussé l'étude des sciences physiques au-delà de la dose communément admise, Einstein symbolise l'homme de science, le savant par excellence : solitaire, auteur d'une théorie révolutionnaire, il est à l'origine de nombreuses découvertes scientifiques, dont les applications vont de l'arme nucléaire au GPS. Pourtant, depuis 1905, année de parution de ses premiers articles sur la relativité restreinte, Einstein a été l'objet de controverses particulièrement âpres. C'est une description de cet aspect parfois oublié d'Einstein et de son impact sur notre société, qu'Alexandre Moatti nous propose, dans son second livre paru chez Odile Jacob.
Attention, il ne s'agit pas d'un ouvrage d'introduction à la relativité. Pour cela, il existe déjà d'excellents ouvrages éducatifs, comme le Que Sais-je No 37, écrit par Paul Couderc. Sa lecture, que je vous conseille également, vous permettra de distinguer entre les deux théories de la relativité, dites relativité restreinte et relativité générale, développées toutes deux par Einstein, la première en 1905, et la seconde en 1915, après dix longues années de recherche. Dotées d'outillages mathématiques distincts, les deux théories se complètent et viennent toutes deux, d'ailleurs contribuer à l'exactitude du GPS. Mais il n'est pas nécessaire de connaître ni de comprendre ces deux théories pour ouvrir le livre d'Alexandre Moatti.
Moatti s'intéresse particulièrement à l'histoire de l'opposition à Einstein et à ses théories, depuis 1905 et jusqu'à une époque très récente. Il distingue différentes époques, différents motifs, différents personnages, qui ont tous, à un moment ou à un autre, farouchement marqué leur opposition à Einstein. Le premier front du refus viendra … de France, pour plusieurs raisons. D'une part, la disparition progressive de toute approche de physique théorique à partir de 1870, laisse le champ libre aux physiciens issus du domaine de l'optique, adeptes de la théorie de l'éther, qu'Einstein rendra définitivement obsolète. D'autre part, un chauvinisme important, qui règne au début du 20e siècle: les physiciens français, pour la plupart, jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale, rejetterons l'école de physique allemande personnifiée par Hertz, Einstein, Planck et d'autres. Ce rejet aura un impact significatif sur le niveau scientifique dans le domaine de la physique, en France, à cette époque.
Le second front du refus naîtra en Allemagne, avec le développement et la propagation des idées nazies à partir du milieu des années 20. L'opposition à Einstein et à la relativité sera alors une opposition fondée principalement sur des bases antisémites. Symboles d'une physique aryenne, plus proche de l'expérimentation que de la théorie, Stark et Lenard personnifieront une opposition exaltée à la relativité comme avatar d'une « physique juive ». C'est assez heureux, car ce rejet de la relativité sera la principale raison pour laquelle l'Allemagne nazie se focalisera sur les fusées sol-sol, et ne réussira pas à mettre au point une arme nucléaire.
Plus près de nous, le polytechnicien et prix Nobel d'économie Maurice Allais prendra le relais, jusqu'à une détestable campagne de dénigrement pour plagiat, menée dans les colonnes de « La Jaune et La Rouge », revue mensuelle des Polytechniciens. Représentants de ce que Moatti dénomme « l'alterscience », Allais et ses affiliés reprocheront à Einstein d'avoir plagié le mathématicien français Henri Poincaré, pour sa contribution à la formulation des équations de Lorentz, tout en rejetant la relativité comme une théorie fausse et non prouvée. Plagier une théorie qui se révèle fausse, c'est un comble !
Outre ces trois grandes catégories d'opposants, Moatti recense d'autres personnalités plus ou moins célèbres, professeurs de physique ou de mathématiques, mercenaires de la science, ou savants de renom, et nous rappelle que le prix Nobel décerné à Einstein fut l'un des plus disputés, si bien que ce dernier ne recevra son prix qu'avec un an de retard, et ne participera d'ailleurs pas à la cérémonie. Moatti revient également sur la visite effectuée par Einstein à Paris, rappelle comment une part non négligeable de la nomenklatura scientifique française « boycotta » ce dernier, assez inutilement.
Au-delà de ces rappels historiques, le livre de Moatti propose une intéressante plongée dans les milieux scientifiques du milieu du 19e siècle à nos jours. Une part de l'histoire rarement enseignée à l'école, une raison de plus pour se plonger dans cette lecture instructive.
Hervé Kabla