Laurence, c’est une sorte d’aimant diabolique. Elle pose son œil acéré sur le monde, et le monde, vaincu, s’empresse de rentrer dans son objectif. Allez hop, en colonne par deux, silence dans les rangs, direction la chambre noire de son Nikon. Et il a intérêt à ne pas la ramener, le monde... Mais depuis le temps, il se méfie : il devient obéissant dès qu’elle est dans les parages. C’est magique. Grâce à elle, vous entrez dans la 4e dimension, vous voyez autre chose. A croire qu'on avait les yeux bouchés avant...
Quand je prends des photos –et encore, je croyais ne pas me débrouiller trop mal…–, j’attends que la bonne image apparaisse dans mon cadre. Elle, non : elle imagine ce qui ça va se passer, elle place son filet à papillon au bon endroit et vouac ! Un coup sec, une rafale s’il le faut, et la réalité se fait prendre à chaque coup. «Je suis comme une marionnettiste. Je place mes personnages dans le décor. Ils viennent… ou ils s’échappent au dernier moment !». Ils font semblant d’être libre, les inconscients. Mais en réalité, c’est elle qui tire les ficelles. Mamie trottine en pensant à son petit-fils, elle va bientôt sourire, elle sourit, chlika ! Mamie est dans la boite. La petite fille saute de colonne en colonne, elle va se mettre bientôt dans l’axe des rayures de Buren ? Chlika ! Gaulée !
Elle m’a mis dans les mains un énorme appareil, avec un objectif phallique à souhait. Je suis un peu gêné, faut dire ce qui est. C’est d’un discret… Et en plus, il fait un boucan… Dès qu’on appuie sur le déclencheur, ça fait un «chlika !» du tonnerre de Dieu. On ne peut pas prendre une photo sans se faire remarquer, ça ne m’arrange pas. Patiente, Laurence m’explique. «La lumière change en cours de journée, mais elle reste stable une heure ou deux, pendant lesquelles tu peux opérer». Bon, là, pas de bol, le ciel est changeant : un soleil brûlant par intermittence, et l’instant d’après, des nuages reprennent le dessus et le gris se fait, avec un petit vent frisquet. Une même scène en rend trois, du sombre au clair, en quelques minutes et un coup de vent. «Surveille la lumière, comme le lait sur le feu !».
Tandis que les personnages s’agitent, elle peint le décor sur lequel elle va les épingler. Tiens, des enfants qui jouent au foot. Je cadre le petit garçon, qui joue gardien de but, contre la palissade, avec le soleil qui découpe un trapèze jaune autour de lui. Plusieurs essais, rien de bon. Je me détourne pour répondre à une fillette qui se demande ce qu’on fabrique là, présentement. Laurence n’a pas quitté la scène de foot des yeux et me montre LA bonne image qu’elle vient de faire, l’air de rien : le petit gardien observe le ballon qui flotte, comme suspendu en l’air, juste à la verticale de sa tête. «Tu vas me détester…», s’amuse-t-elle. Pendant un quart de seconde, oui… L’instant d’après, elle rouspète gentiment parce que je la joue trop décontracté, avec l’appareil dans une main et l’autre dans la poche. Sérieux, Ted, quoi, merde…
On traverse le jardin du Palais-Royal, avec ses tilleuls taillés au cordeau. C’est coquet, mais elle me dit que ce n’est pas la peine de se bousculer pour le cliché fado «Il y a de la poussière, et la lumière sur la terre fait des photos surex’». Je cadre un homme qui lit. Il faut attendre que son journal ne soit plus replié par le vent, car il y a dedans une photo qui fait écho au lecteur, comme un miroir. En temps normal, je ne l’aurais pas vue. Là, ça nous saute au yeux. Un peu de patience, s’approcher à pas de loup… Chlika, Chlika, et voilà le travail… On se cale un temps derrière les personnes avachies sur les fauteuils en fer. Une pause le temps que les jets d’eau se relancent, parce que là, ça crachote tout juste façon Manneken-Pis entartré. «Regarde les gens qui arrivent. Ils vont passer devant. Ils ont chacun une histoire, il faut la raconter…». J’essaie, j’essaie, je fais de mon mieux…
Nous partons vers le Louvre. Passage sous les sombres guichets, arrêt devant les vitres qui donnent sur la salle aux statues. Les touristes s’agglutinent, leurs silhouettes se découpent sur le fond de verre éclairé de l’intérieur. Alors là, fastoche ! Je décide de shooter un groupe de trois personnes, de dos. Je cadre, je règle de la vitesse, le focus est bon… Chlika ! Je regarde l’image : honnêtement, on dirait une case noire de mots croisés en gros plan. Je change de vitesse. Chlika ! Mieux, on distingue vaguement quelque chose. Dernier réglage, ça devrait être bon… Eh non ! Manque de pot, ils s’envolent comme une volée de moineaux. Raaah, j’y arriverai jamais ! Ah, tiens, un nouveau groupe arrive par la gauche… Mais non, c’est désespérant, ils sont trop. «Attends, le troupeau va se ranger», prédit Laurence. Et hop, ils s’alignent pour regarder les statues à l’intérieur. C’est un miracle : elle photographie comme une déesse et, en plus, elle murmure à l‘oreille des gnous.
Nous voilà au Pont des Arts, avec ses cadenas qui jonchent maintenant les grilles du parapet. Laurence me montre celui qu’elle a shooté, la première, en 2006,quand il n’y avait que ce cadenas solitaire (on peut voir ici la photo de ce cadenas faite par Laurence en 2008. «Regarde, le «Je t’aime» est en train de s’effacer. Mais c’est bien lui». Elle l’avait remarqué un jour en passant. Ses images, publiées sur Flickr, ont donné des idées à bien d’autres amoureux, visiblement. D’un côté, la perspective vers le musée d’Orsay, la tour Eiffel au fond. «Regarde les reflets du soleil !». Dans l’axe du couchant, c’est joli, en effet. Mais bon, j’irais pas jusqu’à embrasser les lattes de la passerelle pour ça. Laurence prend quand même une photo : «Qu’est-ce que tu en penses ?». J’en pense que l’image est tout simplement sublime et qu’il ne me reste plus qu’à sauter à la baille. Il suffisait juste de bien cadrer et de réduire la vitesse. Trois fois rien. Au piquet, l’âne…
De l’autre côté du Pont, on a la vue vers Notre-Dame et l’Ile de la Cité. Le ciel s’assombrit, l’orage s’annonce, la Seine est grise et boueuse, la lumière jaune enflamme les arches du Pont-Neuf et les immeubles de la place Dauphine. Le décor est irréel : c’est bon, on peut y aller, les gens passent devant, il n’y a plus qu’à attendre. Chlika, Chlika ! Elle me prend le coude pour me déplacer. Comment elle a vu que j’étais de travers ? Un quart de poil à droite et voilà, c’est juste top.
Il est temps de se quitter. J’ai pris une belle leçon, dans tous les sens du terme. Je repars chez moi, et j’anticipe désormais tous les mouvements qui m’environnent. J’imagine où ira le bus, où court cette jeune femme, vers où se dirigent ces ados… Dans ma tête, le bruit du déclencheur : chlika, chlika, chlika…
Attention, les photos de cette note sont de moi. Pas de Laurence. Ceci explique cela.
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