Introduction, les bancha comme document ethnographique

Par Florentw
J'ai déjà présenté le terme de "bancha" dans les types de thés japonais.Bancha est le plus souvent entendu comme terme désignant un thé japonais issu de récoltes tardives, puis fabriqué de manière grossière de la même façon qu'un sencha.
Mais "bancha" c'est aussi et surtout toute une myriade de thés régionaux, fabriqués à l'aide de méthodes aussi variées qu'étonnantes, généralement très simple. Ce sont des thés en voie de disparition, très peu commercialisés, mais qui représentent pourtant des documents précieux concernant non seulement les thés que pouvaient bien consommé le peuple japonais jusqu'à une période très récente (les années soixante), mais aussi sur le rôle du thé et sa diffusion, au Japon, et d'une manière générale en Asie.
L'ethnologue Nakamura Yôichirô 中村洋一郎 à consacré en 1998 à ce sujet un passionnant ouvrage nommé "Les Bancha et les Japonais" 「番茶と日本人」 (éditions Yosikawa Hiroshi Bunkan, ISBN4-642-05446-4). Sans entrer dans les détails et les exemples, je voudrais ici présenter très (trop) rapidement quelques éléments essentiels qui ressortent de cet ouvrage.
Tout d'abord, à propos du traitement que l'on fait subir aux feuilles qui viennent d'êtres cueillies, ou qui sont attachées aux branches coupées directement du théier.Quoi qu'il en soit elles sont chauffées. Grosso modo, il existe quatre méthodes,- chauffage direct dans une sorte de marmite (méthode dite chinoise aujourd'hui)- passage à la vapeur (méthode dite japonaise, bien provienne de Chine)et aussi, très marginales aujourd'hui- bouillies- passage directement au feu
Cette dernière méthode est sans aucun doute la plus primitive. On en trouve néanmoins aujourd'hui encore quelques exemples au Japon, dans les montagnes à Kyûshû, sur des feuilles (avec branches) issues de "théier des montagnes" ヤマチャ (yama-cha), théiers poussant à l'état sauvage. Aucune autre étape n'est nécessaire, on fait infuser ces feuilles dans une bouilloire, qui reste sur le feu toute la journée, on rajoute de l'eau quand il n'y en a plus (ceci est une méthode de consommation tout à fait courante pour les bancha).
Au sujet des trois autres, on a souvent tendance à considéré que le chauffage dans une marmite, ou poêle (kama-iri 釜炒り) est la plus récente. En effet, celle-ci ne se développe en Chine que durant la période des Ming, bien après les autres, alors que la méthode à la vapeur disparaît du continent. Aussi, on considère que la diffusion et l'accès à des accessoire en fer est finalement une chose récente pour le peuple. Cette appréciation est juste, mais l'auteur apporte une petite nuance. On trouve au Japon un exemple d'une méthode qui consiste à faire chauffer les feuilles de thé dans une sorte de jar, couchée sur le feu. On a bien là un chauffage direct. Cela montre que la méthode par chauffage direct n'est pas inséparable de l'accès au fer, et que par conséquent, cette méthode pourrait être tout aussi ancienne que les autres, tant la poterie est très largement diffusée depuis des millénaires. Aussi, on retrouve une pratique similaire au Tibet.
Le point le plus essentiel présenté par M. Nakamura est bien le lien du thé avec le repas, l'alimentation.
La grande question qui anime historiens, ethnologues ou anthropologues est celle qui concerne la première utilisation du thé, bu ou mangé ? Personne n'est en mesure de répondre à cette interrogation. On trouve en Chine, notamment chez des minorités (pas très jolie mot, disons pas chez des Han)  du Yunnan, en Asie du sud-est (Thaïlande,  Myanmar, etc) nombre d'exemple de thé consommé, mangé, tel quel, en tant que composant d'un repas. Aucun exemple de ce type n'est recensé au Japon.Pourtant, les bancha sont bien souvent la base d'un liquide qui n'est pas consommé en tant que boisson, mais utilisé pour la cuisine.Sans aller chercher très loin, aujourd'hui encore, le cha-zuke (茶漬け) et très courant. Du riz est garnie de légumes saumurée, de poisson, etc, et l'on verse du bancha sur le tout. Les livres de cuisines qui font leur apparition dès l'époque d'Edo recensent nombre de recettes de cha-gayu 茶粥, notamment le nara-cha 奈良茶, qui semble être très connu dans tout le pays, pas seulement à Nara. Aussi, toute une partie des banchas régionaux, quelque soit leur méthode de fabrication (vapeur, bouillie, chauffage direct, malaxés ou non, séchés au soleil ou la la chaleur artificielle, ...) sont utilisés non pas comme boisson, mais comme bouillon servant à faire cuire le riz, à la manière du nara-cha. Divers aliments sont cuits avec. Dans la plupart du temps, ces bancha sont issu d'une production personnelle, avec les théiers poussant aux alentours. Pourtant, dans certain cas, certes plus rares, on achète à l'extérieur du thé pour préparer la cuisine. Par exemple, le goishi-cha 碁石茶 du département de Kôchi (Shikoku), historiquement, était vendu de l'autre côté des montagnes, côté Mer Intérieure, et servait à la préparation de cha-gayu.
Un autre point intéressant est celui de ce qu'on appelle furi-cha 振茶, "thé battu". On trouve par exemple le bote-bote-cha ボテボテ茶 d'Izumo (pour lequel les feuilles et les fleurs sont utilisées !), le buku-buku-cha ブクブク茶 d'Okinawa, ou encore le bata-bata-cha バタバタ茶 de Tôyama, les exemples sont nombreux, aussi je n'entrerai pas dans les détails de leur mode de fabrication. Ce sont des bancha, pour certains l'oxydation est stoppée par vapeur, d'autres par chauffage direct, d'autres encore sont bouillis, certains séchés au soleil, certains sont post-fermentés, etc...C'est leur mode de consommation qui doit attirer l'attention. Bien sûr, comme souvent, ils sont préparés bouillis, d'autres plantes y sont parfois ajoutés. Ensuite, ces furi-cha sont battus à l'aide d'espèces de très gros chasen. On pense immédiatement au matcha. Pourtant, dans le cas de ces thés japonais "battus", le but est bien différents que dans le cas du matcha. Une très grande importance est portée sur le fait de faire apparaître beaucoup de mousse. En effet, une fois la mousse bien montées, on y met une grande variété d'aliments, généralement céréales (grains) ou haricots, le plus souvent sous forme de poudre. Il est bien plus facile, pour consommer céréales et haricots, de les faire griller et de les réduire en poudre grossière que de les faire suffisamment bouillir pour les ramollir. Mais sous forme de poudre, cela ne passe pas très bien dans la gorge. C'est alors qu'entre en scène la mousse des bancha: elle sert à "faire passer " ces aliments sous forme de poudre, de façon douce dans la gorge. Ainsi, ces furi-cha ne sont pas produit pour être bu en tant que tel, mais bien pour accompagner l'alimentation.
Dernier phénomène intéressant. Celui, plus rare, du shiri-furi-cha 尻振り茶. "Shiri-furi" pourrait se traduire par "remuer les fesses". Je vous déçois tout de suite, il ne s'agit pas de thés que l'on consomme en remuant joyeusement le postérieur. Ici, "shiri" ne désigne pas le cul de celui qui boit, mais celui du bol utilisé. Là encore, on utilise, selon la région, le village même, une variété de bancha. Celui-ci sert a consommer ce qui reste dans le fond du bol. On verse le thé sur le reste des aliments, on remue vivement le bol, et l'on lance littéralement le contenu dans le bouche. Il semble néanmoins que ce mode de consommation ai complément disparu, il ne reste que le témoignage de personnes âgés ayant vu cette pratique durant son enfance. Il semble de plus que cela soit très difficile. L'auteur de l'ouvrage avoue que ses tentatives ce sont fini par un jeté de thé et de nourriture dans toute la pièce.
Bref, documents anciens, témoignages, variétés de bancha, montre que le bon peuple japonais consomme du thé depuis des siècles. Il s'agit de thés très différents de ceux que consommaient aristocrates et religieux, de par leurs formes, mais surtout, comme le démontre avec brio l'auteur, d'un mode consommation lui aussi très différent. Ce sont des thés du quotidien, inséparable du repas. Bien plus encore, il s'agit non pas d'une boisson, mais d'un composant de la cuisine. Lu Yu 陸羽 durant les Tang stipulait qu'il ne fallait pas ajouter d'autre aliments dans le thé, que cela était un gâchis. Cela montre que cette pratique était courante en Chine. Mais n'en déplaise à ce sage du thé, cette pratique continuera longtemps à exister. Le thé pour lui même, comme boisson, reste finalement jusqu'à une période récente l'apanage de la haute société.
Enfin, la langue japonaise elle-même témoigne du lien très fort du thé avec le repas. Très proche de nous, lorsque quelqu'un vous demande "お茶しませんか" ("Tu prendrais pas un thé?"), cela ne signifie pas que la personne vous invite à boire un thé, mais à boire, voir manger, quelque chose.Aussi, dans certaines régions, les repas sont désignés par des expressions qui peuvent se traduire par "le thé du matin", qui désigne le petit déjeuner, même si l'on y consomme absolument pas de thé, "le thé du midi", pour le déjeuner, et cætera...
Pour finir avec de nombreuses analogies entre le Japon, et d'autres pays asiatiques, l'auteur montre comme la diffusion et le développement du thé fut directement liée et inséparable de l'alimentation. Il me semble que toute la pseudo-spiritualité du "thé ancestrale" est au regard de la réalité historique et ethnographique, une chose qui n'a jamais concerné qu'une infime partie de la société.
D'autres points sont abordés dans cet ouvrage, mais voilà ici celui qui m'est apparu comme le plus passionnant. Démontrant combien la disparition progressive des bancha est un drame comparable à la disparition d'une bibliothèque riches de rares et anciens documents. 
Je vais essayer de présenté de temps en temps quelques un de ces bancha, dans la mesure qu'il ne faille pas faire des pieds et des mains pour se les procurer. Je commencerai par l'étonnant goishicha.


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