Variations à visées sémiotisantes,
Elne, le 20 02 2010,
Atelier de Florence Fabre
M. B. : Que voulez-vous que je vous raconte sur la sémiotique ? Je ne peux pas vous dire ce qu'est la sémiotique parce que je ne le sais pas, je crois que je ne le saurai jamais, je finirai mes jours sans savoir ce que c'est ! Mais vous, qu'est-ce que vous en fantasmez de ce truc-là, qu'est-ce ça vous évoque ?
Public : Les signes… les symboles… le sens… le ciment, les choses qui se mettent ensemble et qui font que ça a du sens.
M. B. : Une des grandes difficultés, c'est la question du signe : pratiquement tout peut être signe. Certes, il y a des signes, il y a du sens, il y a de l'interprétation, il y a de la signification, on peut faire des distinctions entre le sens, la signification, mais qu'est-ce qui pousserait à analyser ce qu'est un signe ? À mon sens, il faut une raison philosophique, pas une raison pratique : la sémiotique est une démarche philosophique qu'il faut rendre le plus explicite possible, une prima philosophia, une philosophie première. Quelle est votre philosophie première ? Chacun d'entre nous en a une, implicite. C'est ça le piège ; des bouts, des bribes, ajustés, sans cet effort de réflexion qui fait qu'on puisse ajuster les concepts les uns avec les autres. Vous êtes cartésien ? Descartes. Je ne sais pas si vous l'avez lu ? C'est un type épatant ! En fait, cartésien, ça implique dualiste, le psychique et le physique, la pensée et le corps, notre pensée de base. Si nous étions nés en Chine, en Inde, au Japon vous n'auriez pas les même présupposés généraux, ce dualisme ne serait peut-être pas aussi prononcé, d'autres ambiances philosophiques y ont forgé les esprits. Ce sont des choses qu'on a héritées et, comme le dit Freud après Goethe : « ce que tes aïeux t'ont laissé en héritage, si tu veux le posséder, gagne-le. »
Une des conséquences de ces premières observations, c'est que lorsque je vous parle, vous allez traduire ce que je dis dans des termes dualistes (du moins pour ceux qui n'ont pas tenté de constituer une philosophie première non dualiste). Par exemple, si l'âme et le corps, ou le psychique et le physique, ont quelque chose à voir l'un avec l'autre, c'est sans doute que ces concepts ont quelque rapport interne qui permet justement de pouvoir les considérer ensemble, et non pas comme séparés. Qu'est-ce que ça veut dire ? Est-ce que, par exemple, ça signifie que c'est la psyché qui vient infiltrer, on ne sait pas comment, la physis, ou bien est-ce que c'est le physique qui vient bombarder la psyché ? Quand vous dites « psychosomatique », à quoi ça vous renvoie ? Le corps qui parle ? Mais, si le corps parle, il se met évidemment du côté psychique, alors comment vous concevez ça ? Comment des ajustements corporels, un symptôme, peuvent-ils être considérés comme l'équivalent de mots ou de propositions, quelque chose qui est d'une dimension psychique. Par exemple, je vois, je lis, « psyché et physique », pourtant c'est physique, ce qu'il y a d'écrit dessus là, c'est de l'encre, du papier, alors comment se fait-il que ça m'évoque des idées ?
F. F. : Parce que je l'inscris…
M. B. : Oui, mais par quel ‘mécanisme' ces choses-là se passent elles ?
Public : Par la subjectivation, enfin c'est par le fait qu'on est un sujet qui se saisit de ce sens-là ; dans le psychosomatique le corps parle parce qu'il y a quelqu'un qui parlait, l'autre.
M. B. : Donc c'est l'autre qui le fait parler, si j'ai bien compris…
Public : Ce serait un peu réducteur mais peut-être que c'est avec la place de l'autre, comme on est différent de l'autre il peut y avoir un dialogue on peut dire, même si c'est un dialogue détourné.
M. B. : Par exemple, je reviens sur mon « psyché physique », si je vous montre le cahier là, qu'est-ce que vous lisez là, en bas…
Public : …
M. B. : Pourquoi lit-on la même chose ? Pourquoi ça nous évoque les mêmes idées ?
F. F. : Parce qu'on est en train d'en parler.
M. B. : Ah… si on n'en parlait pas et que je montre cela à une tierce personne qui n'est pas au courant, elle ne lirait pas ‘psyché et physique' ?
F. F. : Si, mais elle lirait peut-être pas les mêmes choses derrière…
Public : … les mêmes sens aux mots…
Public : On nous a appris les mêmes choses…
Public : Le même code.
M. B. : On nous a appris les mêmes choses, d'accord, et comment connaît-on à partir de quelque chose de matériel ?
Public : Parce qu'on nous a appris aussi par rapport à la base matérielle justement.
M. B. : Par rapport à la base matérielle, c'est-à-dire qu'on a pris l'habitude d'associer à un événement matériel un événement psychique. Mais ne vous est-il jamais arrivé de lire un livre et de vous apercevoir que vous n'étiez pas en train de le lire ?
Public : C'est courant.
F. F. : (rires) Retour à la case départ. (rires)
M. B. : Donc ça ne marche pas toujours, et pourquoi ? Si on dit que dans certaines conditions particulières, à savoir la co-présence d'une écriture et de quelqu'un qui a pris l'habitude de lire, cette personne regarde ‘avec ses yeux', autrement dit si ces traces matérielles lui évoquent des idées, — et on est là dans un lien typique du physique et du psychique —, il faudrait que cela soit constant. Public : Ça ne l'est pas parce que la pensée s'évade…
F. F. : Elle s'échappe.
M. B. : Donc la pensée peut s'évader ?
Public : Oui.
Public : On est dans un acte et en fait, elle est ailleurs…
M. B. : Ah, elle est ailleurs, mais où ? Vous pensez qu'il y a un lieu pour la pensée ?
Public : Un peu oui, il y a… dans le futur comme…
Public : Et finalement pas être au moment présent là où tu es devant ton livre, quoi…
Public : C'est parce qu'il y a un environnement aussi, la pensée, selon les environnements elle peut…
M. B. : Oui… Ça fait un peu bricolage, non ? L'inconstance pose problème, vous êtes obligés de parler d'évasion de la pensée. Or vous ne pouvez pas à la fois dire « je lie la pensée, du verbe lier cette fois-ci, je lie la pensée à ses traces physiques », et en même temps « il y a des moments où je peux la délier », parce que, à ce moment-là, il faudrait savoir quel est son lieu, ce qui veut dire un lieu autre.
(…)