L'Acte de l'Indépendance d'Haïti avait-il été volé ou vendu ?
Question-réponse du professeur d'histoire Pierre Josué Agénor Cadet
La nouvelle fait depuis ce week-end pascal la une de l'actualité nationale et internationale : une étudiante de l'Université Duke de Durham, en Caroline du Nord (Est des États-Unis d'Amérique), Julia Garfield, a retrouvé par hasard en février dernier le seul exemplaire imprimé de l'acte de l'Indépendance d'Haïti dans les Archives Nationales britanniques à Londres. C'est la direction de son établissement qui a annoncé la nouvelle le jeudi 1er avril 2010. Étant donné que l'acte de l'Indépendance de l'État haïtien (comme celui de tout autre État d'ailleurs) fait partie intégrante du Patrimoine National, nous avons senti la nécessité de faire parler l'histoire dans le but de savoir si l'acte de l'Indépendance de notre pays a été volé ou vendu.
Après leurs éclatantes victoires sur les troupes expéditionnaires de Napoléon Bonaparte, conduites d'abord par le Général Charles Victor Emmanuel Leclerc, puis par le Général Donatien Marie-Joseph de Vimeur, Comte de Rochambeau, dont le principal objectif était de rétablir l'esclavage, non seulement à Saint-Domingue, mais dans toutes les colonies françaises, les différentes Divisions et les Généraux de l'Armée indigène , s'étaient donné rendez-vous sur la Place d'Armes des Gonaïves pour proclamer ou consacrer solennellement et officiellement l'Indépendance de Saint-Domingue sous le nom d'Haïti le premier janvier 1804.
En ce jour du premier janvier 1804, tout le pays était en liesse. Et, après une allocution en créole prononcée sur l'Autel de la Patrie par le Général en Chef, Jean-Jacques Dessalines, lecture fut donnée de trois actes (lus et écrits par Boisrond Tonnerre) : Une Proclamation du Général en Chef au Peuple d'Haïti, la déclaration d'Indépendance et l'acte des Généraux de l'Armée nommant le Général en Chef Dessalines Gouverneur à vie au nom du peuple d'Haïti.
Le deuxième acte, celui qui est le premier document fondant l'État-Nation, retient tous les esprits. Il s'agit de l'acte d'Indépendance rédigé dans la nuit du trente- et –un décembre 1803 au premier janvier 1804 par le secrétaire de Dessalines, le Torbeckois Louis Boisrond dit Boisrond Tonnerre, à la lumière d'une lampe à gaz et une bouteille de clairin sous la table. Cet acte signé de sept Généraux de Division, de douze Généraux de brigade, de cinq Adjudants Généraux, de deux Chefs de brigade, de neuf officiers de l'Armée et du secrétaire du Général en Chef constitue indubitablement l'acte de naissance d'Haïti.
Depuis environ un siècle et demi, l'acte de l'Indépendance d'Haïti est porté disparu. Pourtant de nombreux historiens, voire l'actuel Directeur des Archives Nationales. M. Wilfrid Bertrand, sont d'avis que l'acte de l'Indépendance d'Haïti se trouvait dans les Archives Nationales de la République haïtienne tout au moins jusque sous l'administration de Fabre Nicolas Geffrard (20 janvier 1859- 13 mars 1867. Sur demande du Président Geffrard, un de ses Ministres, Jean-Joseph, avait, après inventaire, préparé un rapport sur l'état des Archives à travers la République. Et, c'est en fonction de ce rapport rassurant que le Président avait pris le décret du 20 aout 1860 devant organiser les Archives de la République d'Haïti.
Cependant, peu après la chute ou la démission de Geffrard suivie de « déchouquage » orchestrée par des bandes entreprenant la mise à sac des demeures privées des partisans du régime déchu, la question de la présence en Haïti de l'acte de l'Indépendance du pays ou son itinéraire suscitait des « on dit ». On rapporte qu'il a été subtilisé. On dit qu'il se trouve à la Jamaïque, aux États-Unis d'Amérique, en France, en Allemagne, en Angleterre pour ne citer que ces cinq pays.
En 1903, sous le gouvernement de Nord Alexis (21 décembre 1902- 2 décembre 1908), à la veille de la célébration du centenaire de l'Indépendance, le journal Le Soir, dans son numéro 212, avait posé la question : où se trouve l'acte de l'indépendance d'Haïti ? Deux lecteurs avaient répondu à son appel. Le premier s'exprimait en ces termes : « Cet acte se trouvait aux Archives Nationales sous le gouvernement de Soulouque… il a été enlevé ou vendu, probablement sous Geffrard, à un Allemand qui, dit-on, en aurait fait don à un musée de son pays. D'après le deuxième, l'acte se trouvait en la possession d'un de nos jurisconsultes, mort depuis de longues années, lequel avait été autorisé à faire des recherches dans les Archives de la République.
L'appel lancé par le journal Le Soir dans son numéro 212 et les tentatives de réponses de ces deux lecteurs figurant dans le numéro 215 avaient poussé un autre journal de l'époque, Le Moment, à aller rencontrer l'un des plus grands historiens du pays, Antoine Bernard Thomas Madiou (1814-1884) pour le questionner sur la question. Madiou avait avancé avec détermination que la pièce achetée au fort des troubles intérieurs de la seconde moitié du XIXème siècle à une personne… par M. Byron, alors Consul S.M.B., a été expédiée au British Muséum de Londres…
Est-ce volontairement ou non que le célèbre historien, qui était tour à tour secrétaire du Général Inginac, Directeur du Lycée National de Port-au-Prince (Lycée Pétion) sous Boyer, Directeur du Moniteur, rédacteur des actes du gouvernement de Soulouque, Ministre résident en Espagne (1862), Titulaire des départements de l'Instruction publique et des Cultes, puis des Relations Extérieures (1866), Titulaire des portefeuilles de la Justice, de l'Instruction publique et des cultes sous le gouvernement de Jean Nicholas Nissage-Saget, Titulaire du département de l'Instruction publique sous l'administration de Michel Domingue, Ministre de la justice et des Cultes ((décembre 1881-aout 1883) sous la présidence de Louis Etienne Lysius Félicité Salomon Jeune, se garde de citer le nom du vendeur. Car toutes ces belles positions occupées pouvaient lui donner accès aux documents historiques et lui procurer en même temps l'occasion de côtoyer ou d'interroger les acteurs de l'histoire de son temps qu'il se proposait d'ailleurs de raconter.Après la célébration du centenaire de la Geste de 1804 dans des conditions extrêmement difficiles, le seul exemplaire imprimé de l'acte de l'Indépendance d'Haïti préoccupait davantage les chercheurs. Des enquêtes ont été menées dans le but d'identifier le lieu où se trouvent les trois actes lus par le secrétaire de Dessalines sur la Place d'Armes des Gonaïves le premier janvier 1804 (particulièrement la déclaration de l'Indépendance du pays). A cette fin, la collection du Petit Séminaire Collège Saint-Martial, la bibliothèque du Congrès des États-Unis d'Amérique, les Archives Nationales et les Musées de France, le British Muséum de Londres … avaient été infructueusement consultées.
En occurrence, le fait de la découverte de cette pièce, le seul texte imprimé de l'acte de l'Indépendance d'Haïti, par cette étudiante de l'Université Duke de Durham qui examinait des documents aux Archives Nationales britanniques à Londres, nous pouvons oser avancer que ce document faisant partie intégrante du Patrimoine National a été acheté par M. Byron comme l'avait positivement précisé Thomas Madiou pour le journal Le Moment.
PIERRE JOSUÉ AGÉNOR CADETÉmail : pijac02@yahoo. fr
Références bibliographiques : 1- BRUTUS, Timoléon C. (1946), L'homme d'Airin, volume I- L'Éveil d'une Nation, Imprimerie N. A. Théodore, P-A-P, p 344 2- CADET, Pierre Josué Agénor. (2006), Haïti : Le Prix d'un Bicentenaire, Imprimerie La Presse Évangélique, p. 20 3- DESQUIRON, Jean. (1994), Haïti à la une, Une Anthologie de la Presse Haïtienne de 1724 à 1934, tome II 1870-1908, Imprimeur II, P-A-P, pp 198-209 4- EMMANUEL, Wesner, Saint-Domingue Redevient Haïti, collection W2YPPE 5- LEDAN, Jean Fils, A propos de l'histoire d'Haïti, Saviez-vous que… l'acte de naissance, Le Nouvelliste du vendredi 2 au dimanche 4 aout 2002, p 14 6- Madiou, Thomas. (1989), Histoire d'Haïti, tome III 1803-1807, Éditions Henri Deschamps, P-A-P, pp 144-153