mercredi : ivresse, printemps et cinéma

Publié le 14 avril 2010 par Petistspavs

Cette rubrique est dédiée à Werner Schroeter qui, au moins, aura essayé de sortir le cinéma (allemand en l'occurrence) de la morale, de l'esthétique, de l'économie et du tempo dominants.
Le temps aura été trop court entre l'annonce de la mort de Shroeter et la sortie de ce billet pour des développements. Mais on peut dire sans avoir besoin de recul que certains artistes, par leurs débordements même, nous accompagnent dans nos tentatives de briser la tutelle de la bienséance et du pré-écrit, pré-senti, pré-oublié. Qu'on ne les oublie pas trop vite.
Isabelle Huppert, proche du cinéaste, a notamment déclaré à l'annonce de cette disparition : "Sa mort me touche à un niveau direct et personnel, bien sûr, mais elle me bouleverse aussi parce que je sais qu'avec lui c'est toute une époque qui disparait et que les cinéastes de cette trempe, il n'y en aura bientôt plus du tout".

L'image de Werner Schroeter est associée à celle, monumentale, de Michel Foucault.

En accompagnement musical, cette semaine, La valse du Parrain. Nino Rota et Coppola. Ce n'est pas la musique la plus célèbre parmi la riche partition du Parrain (The GodFather), mais qu'est-ce que c'est bien. Non ? J'avais envie de revenir à Coppola, même par des chemins détournés. Et  Viva Cinéma.

LES FILMS DE LA SEMAINE

Nuits d'ivresse printanière
film de franco-chinois de Lou Ye (2009, 1h55)
scénariste : Mei Feng (Une jeunesse chinoise)
directeur de la photographie : Jian Zeng (Une jeunesse chinoise)
compositeur : Peyman Yazdanian
production : Dream factory international (producteur habituel de Lou Ye) et Rosem Films
distributeur : Le Pacte
avec Qin Hao, Chen Sicheng, Wei Wu

Synopsis (officiel) : Nankin, de nos jours, au printemps. La femme de Wang Ping le soupçonne d'infidélité. Elle engage Luo Haitao pour l'espionner et découvre ainsi l'amour que son mari porte à un homme, Jiang Cheng. C'est avec lui que Luo Haitao et Li Jing, sa petite amie, se jettent alors à corps perdu dans une folle équipée amoureuse. C'est pour tous trois le début de nuits d'ivresse suffocantes, qui égarent l'esprit et exaltent les sens. Un sulfureux voyage aux confins de la jalousie et de l'obsession amoureuse.

Une fois n'est pas coutume, je fais appel à Politis pour quelques mots sur ce réalisateur chinois déjà confirmé et son dernier film : "Lou Ye est ce cinéaste qui avait subi les foudres du régime de son pays, la Chine, pour avoir évoqué la répression sur la place Tienanmen dans son film précédent, Une jeunesse chinoise, qui date de 2006. Il avait été « banni », c’est-à-dire interdit de réalisation, pendant 5 ans. (Ses films précédents avaient aussi connu la censure). Aujourd’hui, c’est grâce à un producteur français et au système français de financement du cinéma qu’il a pu faire son nouveau film, et pour partie moindre, à des fonds obtenus à Hong Kong".
C'était à l'occasion de la présentation du film à Cannes. Kaganski, pour Les inrocks enfonçait le clou du rapport du film et du réalisateur à la censure : "Lou Ye est un courageux récidiviste, parce que représenter [à Cannes] la Chine avec un film aussi ouvertement et crûment pédé ne plaira sans doute pas aux autorités de son pays."
Lou ye
nous arrive avec un a-priori de cinéaste courageux. Filmer une relation homosexuelle en Chine, aujourd'hui, semble un authentique acte politique et ceci suffirait à éveiller ma curiosité. D'autant que Lou ye a, semble-t-il utilisé sa disgrâce (l'interdiction de travailler) pour interroger sa pratique du cinéma. A l'époque de Cannes, il déclarait ainsi à Libé : "C’est aberrant et déraisonnable. Nous n’avons même pas le droit d’écrire un scénario. C’est une condamnation à mort artistique. Comment retravailler après cinq ans sans rien faire ? Dès 2006, j’ai dit que je ne respecterais pas cette interdiction parce que c’est une question de survie. Sinon, je fais quoi ? C’est assez facile de tourner dans la rue. Il y a toujours et partout quelqu’un en train de filmer avec une mini DV. C’est grâce à une de ces petites caméras passe-partout que j’ai pu faire le film. Ça me ramène à l’état primitif du cinéma : sans rails, sans lumières, sans rien. Beaucoup de gens, des anonymes, nous ont aidés. Le public chinois comprend mieux le cinéma que l’administration."

Je laisse le dernier mot à Olivier Séguret (Libé) :"Nuits d’ivresse… est en tout point un film parfaitement libre qui, une fois sa liberté arrachée, s’empresse de la faire fructifier dans les vastes vergers du cinéma. Une caméra superbe, une bande-son tout en reliefs et concrétudes, des acteurs profondément à leur ouvrage. Une certaine confusion alourdit parfois le mitan de Nuits d’ivresse Mais on le comprend surtout par contraste : la dernière demi-heure, d’une élégance glacée, venant prouver de quelles hauteurs superbes est capable le hardi Lou Ye".

Au fait, Lou tourne actuellement à Paris son nouveau film, Fleur, avec Tahar Rahim.

Domaine
film franco-autrichien de Patric Chiha (2009, 1h40)
scénario : Patric Chiha
directeur de la photographie : Pascal Poucet
production : Aurora Films
distribution : Contre-Allée Distribution
avec Béatrice Dalle, Isaïe Sultan, Alain Libolt

Synopsis : Pierre, un adolescent de 17 ans, passe tout son temps avec Nadia, une mathématicienne flamboyante d'une quarantaine d'années. Leur relation est amicale, ambiguë, presque amoureuse. L'anarchie qui règne dans la vie de Nadia fascine ce jeune homme au seuil de l'âge adulte. Mais Nadia est une femme blessée, dépendante de l'alcool. Petit à petit elle s'abandonne. Pierre pense pouvoir l'aider, la retenir...

"Pourquoi avoir affublé Béatrice Dalle d'une profession qui ne lui sied guère, mathématicienne ?" se demande Thomas Sotinel dans Le Monde. Dans une entrevue avec Jacques Morice (Télérama), elle (B. D.) répond joliment : "Beaucoup s'imaginaient que je m'approprierais plus facilement le côté alcoolique du personnage que sa pratique des maths. A l'école, j'étais pourtant une bonne élève, j'avais 14 ans en première. Les maths m'intriguent, alors que l'alcool, je déteste : je mange un Mon Chéri ou une crêpe flambée, je suis soûle et malade. La drogue, je ne dis pas que je n'y ai pas touché... Mais l'alcool, non. Je ne bois jamais." Plus précisément, à propos de ce rôle de "mathématicienne flamboyante" (Télérama, encore), qu'elle aurait accepté sans lire le scénario : "Je savais juste qu'il s'agissait d'une mathématicienne enfermée dans sa passion des maths. J'ai fait le lien avec l'autisme. On trouve de grands autistes qui arrivent à résoudre des équations complexes aussi rapidement qu'un ordinateur. Dans une émission de télévision, certains d'entre eux, notamment Kim Peek, qui a inspiré Rain Man, expliquaient comment ils associent des nombres à des couleurs ou des mots : le 9 est orange, le 66 est une girafe... Alors que les maths sont une science exacte, eux passaient par du désordre, de l'imaginaire. J'avais trouvé cela infiniment poétique. Et dans le fond, cela rejoint la théorie fascinante du mathématicien Kurt Gödel, évoquée un moment dans le film, selon laquelle il existe des équations qu'on ne peut ni infirmer ni confirmer." J'ai envie de dire à  M. Sotinel, du Monde, qu'il est habillé pour l'hiver.

Non, Béatrice Dalle n'est pas une conne et ceux qui ont un petit peu suivi sa carrière ont appris qu'à l'instar d'autres grandes actrices un peu "décalées" de sa génération (je pense à Isabelle Huppert), elle peut jouer une bourgeoise prostituée ou une caissière au grand cœur, elle sera toujours, quel que soit son rôle, elle-même. Une sorte de version fille de Depardieu (Guillaume, bien sûr, pour qui elle avoue une immense affection).

48 heures après l'écriture de ce papier, je lis Philippe Azoury dans Libé, à propos du jeu de Béatrice Dalle dans ce rôle là, mais pas uniquement : "Qui d’autre que Béatrice Dalle pour jouer Nadia ? On n’est pas fatigué de l’écrire, tant que ce sera vrai : personne au monde n’arrive à jouer comme elle. Elle est sa propre organisation, son propre cosmos, sa propre planète. Il y a longtemps qu’on a compris qu’elle n’était jamais aussi louve, jamais aussi impressionnante que lorsqu’elle se trouve en face de jeunes acteurs qui ne sont pas encore pétris de réflexes. Elle les entraîne où elle veut, et eux l’emmènent assez loin dans les libertés que lui autorise son propre jeu tout en présence féline." M. Satinel, vous avez bien retenu la leçon ?

En fait, je suis amoureux de Béatrice Dalle depuis l'apparition de Betty, dans 37°2 le matin, film détestable au demeurant  (qui me semble avoir fait beaucoup de mal à Philippe Djian , qui vaut quand même mieux que ce film raté), mais dans lequel son abattage et sa personnalité "tumultueuse" l'ont immédiatement imposée comme une tueuse sublime. On l'a retrouvée chez Marco Bellochio, Jim Jarmush, Jacques Doillon, Claire Denis, Abel Ferrara, Christophe Honoré, Michel Haneke, Claire Simon ou Olivier Assayas (ainsi qu'aux côtés d'une multitude de jeunes réalisateurs, dont  Patric Chiha) et il faut bien avouer que son parcours eût été pire, il aurait pu être néanmoins excellent...

Je m'en tiens à deux films cette semaine, mais j'aurais sans doute pu parler de 8 fois debout film français de Xabi Molia avec Julie Gayet et Denis Podalydès ou Green zone, film américain de Paul Greengrass avec Matt Damon, Brendan Gleeson, Khalid Abdalla, ou, surtout Téhéran de Nader T. Homayoun, mais il faut bien faire des choix, aussi contestables puissent-ils sembler.

"ON EST PAS DES CHARLOTS" ou LES CHAPLIN DE LA SEMAINE

Les semaines, les mois passent, les films disparaissent plus vite que les saisons.

De semaine en semaine, je me fais plaisir à défendre des films que je n'ai (généralement) pas encore vus et, souvent, qui ne me semblent pas suffisamment bien traités part la grande presse, la radio, la télé. Puis je passe à autre chose. D'où l'idée de revenir en arrière, par exemple après avoir vu certains des films défendus ici.

Cette nouvelle rubrique sera courte les prochaines fois (sauf envie de m'appesantir, je suis chez moi tout de même :) et se bornera à lister les films des semaines passées qui, à mon sens, mériteraient qu'on sacrifie pour eux certaines nouveautés ou qu'on en diffère un peu la consommation, parce qu'il serait vraiment dommage de les négliger. Pour rendre la rubrique visuelle, je vais décerner mes étoiles, purement subjectives et sans autre objet que de vous faire voir une opinion toute personnelle. Puisque dans ma nuit américaine intime, l'étoile qui éclaire les autres est  celle de Chaplin (car tout vient de là, dans le cinéma, et tout y retourne), mes étoiles seront des Chaplin. Pour chaque film évoqué, les Chaplin pèseront de un à cinq. Un, ce serait étonnant, Chaplin a un sens social qui le pousse à briser la solitude et je vois mal pourquoi je conseillerais des films qui, dans mon escalier vers le Ciel personnel, sont restés bloqués avant l'entresol. Mais les maths sont ainsi qu'il faut passer par un (puis deux, puis trois etc.) pour atteindre cinq. En gros, les films que je vous proposerai afficheront trois à cinq Chaplin, le chiffre trois renvoyant à un cinéma extrêmement sympathique, non totalement abouti, mais qu'est-ce qu'on s'en fout, compte-tenu du plaisir partagé. Quant au cinq, je vous laisse deviner...

Je reviendrai sur cette échelle lorsque j'y serai familiarisé.

Pour la première, je retiens 10 films, sans trop vérifier ce qui passe encore ou pas en salle :


Gainsbourg (une vie héroïque)
The ghost writer
Tetro
Les chaussons rouges


Invictus
Mother
La reine des pommes
Les poings dans les poches


Bad lieutenant
Soul Kitchen
White material

J'ignore si ces films passent toujours. Les autres semaines, j'essaierai d'indiquer où on peut les voir. J'ai laissé tomber des films manifestement hors circuit de distribution, comme le Bad Lieutenant de Ferrara, Extérieur nuit ou Le vent de la plaine.

LA REPRISE

The Grapes of Wrath (Les raisins de la colère)
Film de John Ford (1947, 2h10)
Avec Henry Fonda, Jane Darwell, John Carradine
Distributeur : Ciné Sorbonne
Synopsis : Un jeune homme rentre à la ferme familiale en Oklahoma, après avoir purgé une peine de quatre ans de prison pour homicide involontaire. La Grande Dépression sévit alors et comme beaucoup d’autres fermiers, sa famille est chassée de son exploitation. Ensemble, ils partent à travers le pays dans l’espoir de trouver, un jour, du travail en Californie. C’est le début d’un périple éprouvant, de camps de réfugiés en bidonvilles de fortunes, dans une Amérique en proie à la misère et à l’oppression...
Quand vous voulez adhérer à Lutte Ouvrière (oui, je sais, Dieu nous en préserve), on vous fait passer un certain nombre de tests. Parmi ceux-là, la lecture du roman de John Steinbeck n'est pas le moindre. L.O., groupe sectaire par ailleurs sans intérêt, ni historique, ni éthique, ni politique, a raison sur un point : l'impétrant trotskyste adepte du Programme de 1938 qui considère le livre comme un  grand roman révolutionnaire a perdu. Il n'aura pas le droit de vendre (d'essayer de vendre) L.O. à St Michel le vendredi soir en proclamant "le journal d'Arlette Laguiller"...  Comme si Arlette Laguiller avait été (aurait été) capable d'écrire un journal... Et puis quoi encore !
Non, Le livre de Steinbeck, écrivain américain sans style, est un prechi-precha ennuyeux sur le thème : t'as beau être pauvre, si t'y es t'y restes et 500 pages non écrites, et c'est pas grave, puisqu'au bout du compte on obtient le Prix Nobel de Littérature (pour un autre livre, plus court, donc moins ennuyeux).
Le film de John Ford, réputé cinéaste de droite, est, en revanche, un absolu chef d'œuvre, un de ces films qui auraient justifié l'invention du cinéma.
Ce qui prêche (dans le désert) chez Steinbeck devient une évidence chez Ford : l'humanisme, la foi en l'humanité, la croyance en la supériorité de la solidarité sur l'utilitarisme individuel, sont des valeurs fondatrices des rapports humains.
Par ailleurs, il est des cinéastes qui semblent porter les grands espaces jusque dans leur indéfectible croyance en la suprématie de l'individu, fondement du collectif.
Un Ford Nitzshchéen, un peu gâté par les passages à la télé (parfois même en VF) et qu'il faut donc redécouvrir en salle, sur un écran de cinéma. Au fait, ce film est un de mes 10 films préférés, un des 10 que j'ai réussi à classer parmi les 70 ou 80 que compte ma liste et que je vous passerai peut-être un jour ? Si ça vous tente...  Ouaaah, l'enthousiasme...

L'IMAGE DE LA SEMAINE

Le film de Ford ne vient pas de nulle part. Profondément empathique, c'est un film ancré dans la crise de 1929, mais surtout un film sur les victimes les plus vulnérables de cette crise, les fermiers américains, les femmes et les hommes de La Frontière, celles et ceux qui ont fait l'Amérique chantée par tous les films fordiens, chassés par les groupes financiers dont le profit est l'unique frontière. Quand on revoit ou mieux, quand on a la chance de découvrir cet absolu chef d'œuvre, on est toujours frappé par le caractère non pas réaliste mais réel de ce qui est représenté à l'écran. Ce n'est pas un hasard.

Ford s'est appuyé pour construire visuellement son film, sur des documents d'époque et notamment des photographes de presse qui ont accompagné la crise, Dorothea Lange, Walker Evans bien sûr, mais aussi Horace Bristol. Ce jeune photographe avait l'intention de témoigner de la misère et de la dignité de ces ruraux jetés sur les routes moins par "la crise" que par la "spéculation de crise" qui allait fonder des empires industriels tel United Fruit. Il souhaitait réunir en livre ses photos d'immigrants de l'intérieur, a demandé sa collaboration à l'écrivain John Steinbeck. Le livre en sera un sous-produit.

Les photos de Bristol , en fait les "caractères" qu'elles présentent, seront utilisées par l'équipe de Ford pour le film. Les personnages de Tom Joad, de Ma' Joad, la ferme du début du film, les réunions d'ouvriers agricoles trouvent un certain "vérisme" dans ces images de réels exclus de la grande dépression.

Voici la photo qui inspira, physiquement, le personnage de Tom Joad (interprété par Henry Fonda). En CLIQUANT ICI vous aurez un aperçu d'autres photos de Bristol utilisées par Ford. Elles ont été rebaptisées en 1938 du nom des personnages ou des lieux du film.

D'autres travaux fort intéressants de Bristol en CLIQUANT ICI.

Pas de Focus cette semaine, mais il n'est pas interdit de fréquenter la Cinémathèque qui propose une rétrospective Robert Siodmak, réalisateur de Les Tueurs qui, en 1946, permit à Burt Lancaster de donner toute sa dimension dramatique, aux côtés d'Ava Gardner.

Bonne semaine.
Bons films.