Comme à Lifou la plantation de l'igname vient avec les baleines les articles de presse et les préoccupations sur l'urbanisme commercial en Nouvelle-Calédonie coïncident avec la tenue des commissions d'urbanisme commercial.
Alors tout le monde y va de son commentaire économique: baisse des prix, guerre des enseignes, batailles d'actionnaires. Le même feuilleton façon telenovela nous est ressorti avec les mêmes ficelles.
Bref, ça parle gros sous, ça fait rêver les ménagères mais ça oublie l'essentiel: l'urbanisme. Et oui le mot étrange devant "commercial" n'est pas là par hasard.
Je n'ai pas assez de whisky chez moi pour me laisser aller à une vaine tentation de définition de l'urbanisme (et ceux qui me connaissent savent à quel point je vis une véritable disette pour la tisane écossaise) mais il me semble nécessaire de commencer par tenter d'apporter des éléments de réponse à une question simple :
Qu'est ce que l'urbanisme commercial ?
Le dictionnaire de l'urbanisme et de l'aménagement de Pierre Merlin et Françoise Choay en donne une définition opérationnelle:
« Ensemble des mesures techniques, administratives et financières qui visent à permettre un développement des activités commerciales à la fois harmonieux, efficace et cohérent avec les autres choix d'urbanisme (utilisation du sol, répartition des quartiers d'habitat, transports, équipements publics, etc.).».
Nous voyons déjà que dans son acceptation française l'urbanisme commercial est un produit technocrate, règlementaire qui ne s'inscrit dans l'urbanisme que par un souci de cohérence. Par ailleurs cette définition pour toute concise qu'elle soit présente néanmoins quelques lacunes et zones de flou avec des termes comme harmonieux et efficace, ou même avec la notion de cohérence bien délicate à définir. On y voit aussi que l'urbanisme commercial n'a pas encore gagné ses lettres de noblesse et le droit de contribuer pleinement à la construction d'une vision, d'un projet de ville.
Pourtant si nous nous plongeons sur le sens des règlements d'urbanisme commercial nous comprenons bien que ces derniers ne sont pas que des outils de bureaucrates passionnées de procédures administratives et enivrés à la seule idée de fouiner dans les affaires du sacro-saint d'un marché que tout libéral souhaiterait voir laisser à lui-même. Nihil sine ratione. Si parfois les règles sont absurdes, elles ne sont jamais sans raison. Et aujourd'hui les règlements d'urbanisme commercial ne visent pas qu'à encadrer le marché mais surtout à proposer, ou défendre, une certaine appréhension de la ville, voyons cela dans l'évolution du concept d'urbanisme commercial en France à travers sa réglementation.
Il y a plus de 40 ans (en 1969) l'Etat centralisateur a tout d'abord créé les Commissions Départementales d'Urbanisme Commercial (CDUC) au rôle consultatif (comme l'actuel commission en Province Sud) avant d'agir législativement par la loi Royer de 1973. Cette dernière loi a eu pour objet de mettre en place une « police de la concurrence» afin d'éviter « l'écrasement» des petits commerces face à l'émergence désordonnée de nouvelles formes de distribution. Il s'agit alors de délivrer des autorisations administratives pour certains commerces dans un mécanisme où les CDUC possèdent un pouvoir décisionnaire. Cela ouvre la porte à la décentralisation puisque les CDUC sont essentiellement composées de membres locaux. Puis c'est la loi Deferre de décentralisation en 1982 qui rend les communes compétentes en urbanisme et concentre les décisions d'urbanisme et le pouvoir d'autorisation commerciale dans les mains des élus locaux. Cette situation a conduit à «un développement inquiétant des affaires de corruption en l'absence de mécanisme de contrôle efficace» (Monnet, 2008).Afin d'éviter ces dérives la loi Sapin verra le jour en 1993 en présentant quelques aménagements de la loi Royer.
Finalement, cette période propose une réglementation protectrice qui au regard du graphique ci-dessous aura bien peu joué son rôle. Par ailleurs les questions d'urbanisme n'apparaissent qu'en filigrane alors que l'objectif est bien de protéger les petits commerces, ce qui sera encore renforcé par la loi Raffarin de 1996 qui porte la «police de la concurrence» à son apogée.
Ce graphique extrait du livre "La ville franchisée" de David Mangin met en relation le taux de motorisation, les constructions de voies autoroutières et les constructions d'hypermarché, nous y reviendrons.
Pourtant l'urbanisme finit par pointer véritablement le bout de son nez. Et les années 90 voient apparaître un glissement sémantique dans lequel il n'est plus seulement question de soutien aux petits commerces mais aussi de promouvoir la proximité et de protéger l'environnement. Cette tendance mène (enfin ?) en l'an 2000 à la loi Solidarité et Renouvellement Urbain (SRU) qui définit des objectifs «à l'équipement commercial et artisanal, aux localisations préférentielles des commerces, à la protection des paysages, à la mise en valeur des entrées de villes». Le commerce devient enfin un champ d'intervention urbanistique dans une approche systémique qui invite à l'appréhender comme contribuant à des grands phénomènes contre laquelle la loi SRU se donne pour objectif de lutter, à savoir l'étalement urbain et la dépendance à l'automobile.
Situés généralement aux nœuds des voies express les hypermarchés étendent les distances par une architecture espacée et contribuent à la dépendance automobile dans une juxtaposition fonctionnelle avec des lotissements dortoirs et sur le trajet pour les bureaux ou les industries. Ainsi, alors que le PADD du SCAN défend une maîtrise de l'extension urbaine et la construction d'une ville des proximités pour toutes les mobilités, les hypermarchés explosent ces bonnes intentions avec leurs immense parking et leur promotion d'une ville construite pour l'automobile. Pour le dire plus trivialement il n'est pas bien cohérent de pester contre la congestion routière et en même temps de défendre l'implantation d'hypermarchés dans une agglomération tant ces deux phénomènes constituent les deux versants d'une même pièce. D'ailleurs avec les perspectives très prochaines de la hausse du prix de l'essence les analystes ne manquent pas qui prédisent la fin du couple hypermarché/voiture. Les élus calédoniens en ont-ils conscience ?
Architecture franchisée et noeud routier: illustration de David Mangin (La ville franchisée).
Hypermarché Kenu In en Nouvelle-Calédonie...des routes, des squats, un lycée et une franchise.
Car le lien entre infrastructures (auto)routières et hypermarchés n'a pas manqué d'être relevé par de nombreux experts. Dans son ouvrage, au nom évocateur, "La ville franchisée" David Mangin observe:
«Les acteurs de l'urbanisme commercial ont compris très tôt que le réseau routier construit ces trente dernières années aux franges des villes françaises induisait un changement d'échelles territoriales et financières. Des terrains plus vastes, à moindre coût, accessibles et visibles, vont permettre d'élaborer, non pas des projets d'extension des villes, mais des produits urbanistiques et architecturaux clés en main».
Ces produits, hypermarchés, hôtels Formule 1, multiplex de Cinéma, Ikéa, etc. ont ainsi largement modifié le paysage français pendant ces trente dernières années au point qu'aujourd'hui certains se demandent comment la France est devenue moche.
Pour lutter contre ces tendances il est certain que les maires des villes centres vont chercher à proposer des moyens de satisfaire les petits commerçants en revalorisant le centre-ville. C'est le sens du projet Carré Alma qui suscitent bien des interrogations et qui me conduit une fois de plus à la pensée de Mangin:
«Parce que la ville doit «se vendre», les élus sont peu enclins à proposer des projets urbains ou territoriaux, sources potentielles de hausses d'impôts, de contentieux et parfois de conflit avec l'électeur. Ils accepteront donc facilement des produits clé en main au centre-ville, au nom du maintien de l'emploi.»
Aussi, plutôt que de procéder à de véritables projets urbains pour redynamiser le centre-ville la tentation est grande de donner les clés du camion à des promoteurs privés moins sensibles à la grogne populaire. La collectivité joue ici par abandon et facilité. Mais cette vision critique n'est pas satisfaisante et plutôt que de couper les ailes aux initiatives privées il appartient aux collectivités et aux populations de s'en saisir avec opportunisme pour fédérer les énergies vers un aménagement concerté de qualité. C'est le sens que donne François Asher dans sa définition d'urbanisme commercial extraite de son ouvrage "Les nouveaux compromis urbains - Lexique de la ville plurielle" que je rappelle dans ce billet sur l'Hyper U de l'Anse Uaré .
Ainsi, autant en périphérie que dans la ville centre, il serait souhaitable que les décideurs du Grand Nouméa apprennent de l'expérience de la France métropolitaine et proposent une véritable intégration du commerce dans la planification territoriale.
Une première étape pour cela serait d'intégrer l'urbanisme commercial dans l'urbanisme général au niveau des services en charge de ces problématiques à la Province Sud.
Une autre étape serait de repenser la législation en termes d'objectif véritablement urbanistiques et non dans un seul souci de «police de la concurrence» ou de préoccupations en termes de transport. Ainsi, inviter à une intégration de la problématique commerciale dans le Schéma de Cohérence Territorial du Grand Nouméa ne serait pas la moins bonne des idées. Car si le Plan d'Aménagement et de Développement Durable du Schéma de Cohérence de l'Agglomération Nouméenne invite à limiter la dépendance à l'automobile, à maitriser l'extension urbaine, à construire une ville des proximités, il se garde bien de trop donner des orientations pour les implantations commerciales. Pourtant en France métropolitaine, en plus des Plans de Déplacements, des Plans Locaux d'Habitat, certaines collectivités ont mis en œuvre des Schémas de Développement Commercial compatibles avec les orientations du Schéma de Cohérence Territoriale.
Surtout, une dernière étape serait de transformer le débat public actuel sur la guerre des prix (alors que bien des facteurs sont totalement opaques comme les centrales d'achat) pour faire des questions d'urbanisme commercial de véritables débats urbains où le visage futur de l'agglomération est en jeu.
François SERVE