Le lecteur est tour à tour amusé, très inquiet puis définitivement conquis par cette pièce, “Le retour au désert“, qui débute comme un vaudeville, évolue vers le tragique, puis s’achève comme une comédie de Molière. On a en effet dès la scène d’exposition tous les ingrédients du comique: un couple de bourgeois nouveaux riches qui se déteste cordialement (Mathilde et son frère Adrien); des domestiques (Maame Queuleu et Aziz) témoins impuissants de ces disputes quotidiennes; une mystique (Fatima) persuadée de voir tous les soirs dans le jardin, le fantôme de la première épouse d’Adrien (Marie), disparue mystérieusement; Marthe, très âgée, bigote, alcoolique, soeur de Marie et seconde femme d’Adrien; sans parler de Mathieu, le fils d’Adrien qui à presque 30 ans, vit encore sous l’étroite surveillance de son père, n’a jamais touché une femme ni cherché à franchir le mur séparant le jardin, de la “jungle” extérieure pour employer les mots de son père… Puis au fur et à mesure le ton devient plus inquiétant: Mathilde se venge de Plantières, le préfet de police, en lui rasant la tête; Adrien rôde autour de la chambre de sa soeur, apparemment tout prêt à l’assassiner… Mais au final, si le fils de Mathilde, Edouard, meurt dans l’indifférence générale, Fatima tombe enceinte et accouche de deux jumeaux noirs (sans doute le GRAND PARACHUTISTE NOIR y est-il pour quelque chose…); et surtout comme dans les comédies de Molière ou de Shakespeare (cité en exergue) le frère et la soeur ennemis, se réconcilient, vendent probablement l’une sa maison, l’autre son usine et tels deux amants, partent promptement en voyage de noce.
La question du genre à peu près réglée, on se demande ensuite pourquoi Bernard-Marie Koltès a-t-il appelé sa pièce ainsi ? On pense dans un premier temps au désert saharien d’Algérie car l’arrière-fond de la pièce, est précisément la guerre d’indépendance au début des années 1960. Mathilde revient d’Algérie, après quinze années d’absence, et s’apprête probablement à y retourner en dépit des événements. Quant à Adrien, il appartient avec ses amis, à L’Office d’action sociale, appellation utilisée par les collecteurs de fonds en France au profit de l’OAS. Puis on se ravise devant l’évidente fausse piste: il s’agit non pas de l’Algérie - que Koltès connaissait surtout grâce au Bloc-notes de Mauriac - mais plus sûrement de la province (même si on peut considérer que l’Algérie avec ses trois départements constituait pour un Français de l’époque, la province éloignée ou très périphérique…). Depuis au moins la fin de la guerre, il était courant d’assimiler la province au néant surtout après la publication de l’ouvrage de Jean-François Gravier, Paris et le désert français. Précisons que Koltès reste assez vague sur la localisation, la première didascalie indiquant seulement “une ville de province, à l’est de la France”; région que le dramaturge connaissait bien, puisqu’il reçut à Metz une éducation très religieuse dans un collège.
Retour au désert signifierait donc un retour en province. C’est du reste un thème fréquent dans la littérature du XVIIe siècle. Au théâtre, Molière dans son Misanthrope, fait dire à un Alceste exaspéré par l’hypocrisie de la société, son voeu de s’exiler dans “le désert”, autrement dit de quitter Paris et les flagorneurs de la cour non pas pour rejoindre l’Orient comme le feront les romantiques deux siècles plus tard, mais la campagne proche. Il en va de même pour la Princesse de Clèves, qui elle aussi, à plusieurs reprises se réfugie dans le désert, c’est-à-dire à Coulommiers, loin de la capitale, des intrigues de la cour, et surtout du regard de Nemours, personnage qu’elle aime secrètement mais dont elle se prive jusqu’à la fin. Enfin chez les poètes ce thème du désert, en tant que refuge, éloignement permettant le repos, le travail ou la méditation, est récurrent. En témoigne ce sonnet de François Maynard (1582-1646), un disciple de Malherbe que j’ai découvert récemment (imagine-t-on une meilleure façon d’achever un texte ?):
Déserts où j’ai vécu dans un calme si doux,
Pins qui d’un si beau vert couvrez mon ermitage,
La cour depuis un an me sépare de vous,
Mais elle ne saurait m’arrêter davantage.La vertu la plus nette y fait des ennemis ;
Les palais y sont pleins d’orgueil et d’ignorance ;
Je suis las d’y souffrir, et honteux d’avoir mis
Dans ma tête chenue une vaine espérance.Ridicule abusé, je cherche du soutien
Au pays de la fraude, où l’on ne trouve rien
Que des pièges dorés et des malheurs célèbres.Je me veux dérober aux injures du sort ;
Et sous l’aimable horreur de vos belles ténèbres,
Donner toute mon âme aux pensers de la mort.