La très belle exposition sur le Tao qui se tient actuellement à Paris aux Galeries Nationales du Grand Palais jusqu’au 5 juillet me fournit aujourd’hui l’occasion d’une petite réflexion sur la place des philosophies orientales, et du taoïsme en particulier, dans nos sociétés modernes.
Pour intéressante que soit en effet cette exposition (beaucoup d’oeuvres, la plupart magnifiques et très rares, y sont exposées), elle ne me semble pas moins passer à côté du sujet. Ou, tout au moins, d’une partie du sujet.
Car c’est le taoïsme, la doctrine religieuse – et non le Tao, l’idée philosophique – qui y est essentiellement représenté. On y apprendra une foule de choses sur l’Histoire des rites et sur la « religion des chinois », pour reprendre un titre de Marcel Granet, sur la cosmogonie taoïste ou sur la mythologique « quête de longue vie », mais pas grand’ chose sur le système philosophique qui s’en trouve à l’origine.
Je vois à cette petite lacune deux raisons :
- la première raison est qu’il est difficile d’expliciter à travers des oeuvres d’art un parcours philosophique. Il s’agit d’une exposition artistique – son objectif est donc avant tout de présenter des oeuvres, lesquelles se trouvent être d’importants témoignages historiques et théologiques.
- la seconde raison est que le Tao est une notion particulièrement complexe, changeante, mystérieuse, convenant peu à l’esprit occidental qui aime les systèmes (selon la définition kantienne du système philosophique comme un ensemble de pensée figé), les catégorisations, les concepts, etc. Le taoïsme en tant que doctrine obéissant à des règles et des rites convient mieux à cet esprit occidental moderne.
Car le Tao, c’est là que j’aimerais en venir, est une philosophie qui me semble absolument révolutionnaire – et donc profondément contraire au flux dominant de la pensée contemporaine.
Que l’on prenne, pour s’en convaincre, l’exemple de la Révolution Française qui, pour la plupart des Français, représente l’archétype même de la pensée révolutionnaire. Comme le note Jean Grenier (L’esprit du Tao, Flammarion, 1973, p. 85) :
Au XVIIIe siècle, en Europe, l’idée d’une certaine bonté de la nature humaine a rendu les « philosophes » hostiles à la survivance des traditions et à l’empire de l’autorité. Puis, leurs successeurs révolutionnaires ont renversé cette position : ils ont établi le plus possible d’institutions, la raison leur paraissant un meilleur guide que le sentiment.
La Révolution Française apparaît donc, dans cette perspective, comme une contre-Révolution, puisqu’elle rétablit les schémas d’autorité qui existaient avant elle et fait table rase de la philosophie naturaliste et rousseauiste ayant mené à elle. C’est dans cette tradition du révolutionnaire inutile (la rupture sans la rupture) que s’inscrit toujours la façon de penser le fait politique en France.
(On comprend dès lors pourquoi la Révolution Française fut comprise comme un terrible échec dans la plupart des pays européens, l’Allemagne en tête – cf. les écrits de Novalis, de Wackenroder, des frères Schlegel.)
Le Tao, au contraire, se présente comme une révolution profonde – mais qui n’accepte pas comme origine le concept de « rupture ». L’idée de Wu-wei (fondamentale dans le Tao Te King, que l’on traduit généralement par non-agir) exprime bien ce paradoxe : c’est en n’agissant pas que les révolutions les plus durables se font (mais le terme de « révolution » devient obsolète et on lui préférera celui de « révélation »). Nul ne doit agir sur sa propre existence (chacun devant donc se fier au flux de la Nature - qi ou logos) ni, a fortiori, sur l’existence des autres.
Le système politique taoïste idéal part donc du présupposé que moins on légiférera, mieux le peuple s’en trouvera (s’opposant en cela au système confucianiste). Si c’est chez Lao Tseu que l’on trouve cette pensée exprimée le plus clairement, on retrouve quelque peu de cette profonde liberté chez Tchouang Tseu (chez qui le sens même de ses discours doit pouvoir être remis en question – abolissant l’idée de pouvoir jusque dans l’autorité supposée de l’auteur sur son lecteur).
Abolir les règles et les lois, revenir au centre de soi et, étant pleinement confiant en la bonté de l’Être originel, réinventer le rapport à l’autre (comme le lecteur, chez Tchouang Tseu, réinvente son rapport au livre) : c’est cette pensée qu’apporte le Tao, qui n’est pas prête d’être comprise dans nos mondes occidentaux.
P.S. : Je conseille malgré tout bien entendu la visite de cette superbe exposition…