Hilda Doolittle est une Américaine riche, lesbienne et névrosée. Poétesse à ses heures sous ses initiales H.D., romancière lue encore par un cercle d’initiées, Hilda commence à 47 ans une analyse avec Freud qui en a 77.
Sigmund Freud m’intéresse mais, honnêtement, aurais-je lu ce livre de l’Américaine sans l’amicale pression de Guilaine Depis, attachée de presse des éditions des Femmes ? Probablement pas. Son charme, sa culture et son élégance font beaucoup pour élargir aux hommes l’audience de cet éditeur militant passablement confidentiel. Doolittle ? Connais pas. Mais Freud oui. Et l’éveil de la curiosité suffit à exciter l’imagination. J’ai donc lu ce livre - et je ne m’en suis pas repenti !
H. D. est fragile, éperdue de protection, aimant être soumise – dit-on. Cette riche évaporée de religion morave trouve dans le vieux patriarche fondateur d’école une sorte de Dieu-père d’ancien Testament qui la rassure sans la juger. L’époque est instable, sortie d’une grande guerre industrielle et précipitée dans une crise économique mondiale. Le refoulé archaïque ressort. « Je ne comprenais pas ce qu’était exactement ce que je voulais, mais je savais que moi, comme la plupart des gens que je connaissais en Angleterre, en Amérique et dans l’Europe continentale, j’allais à la dérive. Nous dérivions. Vers où ? Je ne le savais pas… » p.56.
De mars à juin 1933 à Berggasse 19, Wien, de 5 à 7 tous les jours sauf le week-end, Freud considère les souvenirs et les fantasmes de H.D. allongée sur le fameux divan comme « intéressants ». La poétesse trouve aliment dans la psychanalyse, ne souhaitant surtout pas être guérie car elle ne serait plus elle-même… « En analyse, la personne est morte après que l’analyse est terminée », lui disait Freud (p.190). Sigmund agit avec H.D. non comme un médecin qui cure mais comme un médium qui relie. Il fait passer le passé enfoui dans le présent conscient en décortiquant les dits. « Il avait dit, il avait osé dire que la valeur et le prix du rêve sont traduisibles en mots, non seulement le rêve d’un pharaon (…), mais le rêve de tout le monde, n’importe où » p.116.
Les échanges entre ces deux originaux ne sont donc pas une analyse classique entre docteur et patient, avec inévitable transfert et libération par la parole de fantasmes ensevelis sous les justifications ou les tabous. Il s’agit plutôt d’un échange littéraire sur les figures qui naissent de l’inconscient. D’où ce double récit : le premier à chaud, fondé sur les carnets de notes au sortir de chaque entretien ; le second reconstruit 20 ans plus tard comme une œuvre de l’imagination. Freud est un aruspice et l’analyse un prétexte à l’œuvre poétique. « Laissons les impressions venir à leur propre manière, selon leur propre enchaînement » p.58. Les aveux personnels de H.D. digressent sous sa plume en bulles de mémoire ressurgies du passé enfantin ou en amorces de romans, tel cet Homme du bateau dont le personnage réel a peu de choses à voir avec celui qui est fantasmé.
Dans le premier texte, celui que je préfère pour son mélange détonnant entre description du présent et réminiscences de l’imaginaire, le décorum et les accessoires dont Sigmund Freud aime à s’entourer font bondir le rêve. La parole s’oriente d’elle-même vers la mythologie ou les personnages vivants. « Je regardais les objets dans la pièce avant de le regarder parce que je savais que ces objets étaient des symboles de l’Eternité et le contenaient… » p.149.
Les chiens chows-chows de Freud, au museau carré et à la fourrure de nounours, permettent un échange affectif sans mot en se couchant aux pieds ou venant fourrer leur museau entre les mains. Les statuettes égyptiennes, grecques, hindoues, sont des dieux ou des démons, reflets intimes des mythes personnels, scintillement des mythes universels. Le cabinet de celui que la douce little appelle “le Professeur” est un univers en soi et le personnage est campé de façon très vivante. « Le mur de la porte de sortie est derrière ma tête et, assis contre ce mur, replié dans le coin, dans la niche à trois côté formé par les deux murs et le dossier du divan, est le Professeur. Il est assis là tranquillement, semblable à un vieux hibou dans un arbre » p.66.
Cet hommage amoureux à Freud comporte deux textes, l’un écrit en 1944 après sa mort et l’autre en 1956 avec du recul, ainsi que neuf lettres inédites entre Freud et Hilda, Hilda et son amie Bryher, et un cahier de photos. L’ensemble est préfacé par Elisabeth Roudinesco qui évoque la personnalité complexe de H.D. et son destin parmi les psychanalysées. Car il s’agit des femmes et de la modernité. Hilda Doolittle, fantasque et pionnière, a incarné bien avant 1968 cette « libération » rive gauche dont on vante tant les mérites aux éditions des Femmes. Pour le meilleur (quand ils sont présentés par une attachée de presse aussi attachante) et pour le pire (quand le militantisme s’emmêle)… Toute une époque !
Hilda Doolittle, Pour l’amour de Freud (Tribute to Freud), 1956, Edition des Femmes 2010, 330 pages, 15.20€.
A l’occasion de la sortie du livre, l’Espace des Femmes invite à une rencontre avec Elisabeth Roudinesco (universitaire, historienne et psychanalyste, auteur de la préface) le jeudi 15 avril à 19h30 au 35 rue Jacob, Paris 6ème.
Les romans d’Hilda Doolittle traduits et publiés aux éditions des femmes encore disponibles :
- Dis-moi de vivre, 185 pages, 13.30€
- Le Don, 199 pages, 13.30€