Jusqu'à présent, Frédéric Moreau s'est bien tenu dans son étui flaubertien et Fabrice del Dongo ne confond pas les guerres napoléoniennes avec les ornières de Bagdad. Aucun Raskolnikov n'a forcé ma porte à coups de hache.
Mais que se passe-t-il au royaume de Marguerite Duras ? Ses personnages se mettraient-ils à me traquer ? Au point de me condamner au "port de l'angoisse" !
Les personnages ont des noms qui sont aussi des noms de personnes. Rien de plus naturel. Prenez n'importe quel bottin français ou belge et quelques milliers de Frédéric Moreau vous feront coucou. Vous y trouverez sûrement une poignée de Fabrice del Dongo et peut-être même un Raskolnikov ombrageux. Mais que trois Lol V. Stein et un quarteron d' Emily L. fassent le siège de ma demeure avec leur "revolver à crinière" au prétexte que j'ai proféré leur nom, voilà qui dépasse la mesure. Autant j'accepte que les personnages me dérangent, autant je refuse que les personnes me "barouflent les ouillais". Il y a parfois hélas, plus de réalité dans les personnages que dans les personnes. Il y a, toujours, dans les personnages, cette opacité qui fait leur vie plus vraie, alors que tant de personnes sont si transparentes qu'on dirait qu'elles ne sont pas encore nées. Elles en souffrent. Elles se bardent dans le suint des certitudes. Bientôt, elles condamneront au bûcher tous les littérateurs, les rimailleurs, les poètes qui puent des pieds, les histrions, les batteurs de planches, les penseurs en rond ou en carré, les tricoteurs d'étoiles et les coquefredouilles. Les éclopés de l'hémistiche, les pourfendus de la césure à hélicon seront chassés jusque dans les friches du vocabulaire. Que restera-t-il alors au coeur de nos larmes quand on aura cloué au carcan de la morale cette pauvre Marguerite elle-même ? Comment pourrons-nous nous tenir debout quand un André Breton frustré de n'être rien supprimera de nos mémoires le "revolver à crinière" ? Quel Henri Michaux sans "ouillais" nous transpercera la langue pour blasphème ?
Je prends dès demain contact avec les autres Dominique Boudou qui peuplent cette terre. Je leur dis qu'ils ou elles sont des personnes qui ouvrent leur porte à des multitudes de personnages. Je leur tends la main. Je leur souris. Nous tournerons ensemble des pages de terre et de chagrin, des envolées d'oiseaux et de lapreuils signées sur l'azur et tout ira bien.
Oui, c'est cela.
Tout ira bien.