Oeuvres cherchent propriétaire...
Nous pouvions lire dans la check-list du Monde en ligne du jeudi 8 avril, la brève suivante : « L'Égypte veut récupérer ses antiquités "volées" : Le Caire, qui réclame la pierre de Rosette à Londres et le buste de Néfertiti à Berlin, organise une conférence réunissant des pays cherchant, comme elle, à récupérer leurs antiquités dispersées à travers le monde. Seize pays y participeront, parmi lesquels la Bolivie, la Chine, Chypre, la Corée du Sud, l'Espagne, la Grèce ou encore l'Inde. Les débats réuniront des ministres adjoints de la culture ainsi que les directeurs de certains musées. »
La Contre-Enquête
Cette note était relayée par un titre, placé en première page du quotidien fondé par Hubert Beuve-Méry, annonçant une « contre enquête », dossier apparu très récemment dans le cadre de la nouvelle mouture du journal, avec pour titre : « Les réclamations d’œuvres d’art sont elles toujours légitimes ? Comment les grands musées font-ils face aux demandes de restitution ? » Aux quatre questions posées en tête du dossier : Quels pays cherchent à récupérer leur patrimoine dispersé ? Quels sont leurs objectifs ? Pourquoi les demandes se sont-elles multipliées ? Les grands musées devront-ils changer de politique ?, les trois articles, en pages 22 et 23, comme toujours sérieux et fort bien documentés, proposent aux lecteurs des éléments d’informations afin qu’ils puissent se faire leur propres opinions.
C’est ainsi que l’on peut lire dans l’article de Michel Guerrin que depuis quinze ans, les demandes de restitution ne cessent de s’amplifier, « dessinant un nouvel ordre mondial en matière de patrimoine culturel » et que le phénomène va s’amplifier, selon l’historien Krzysztof Pomian et l’avocat spécialisé Jean-Jacques Neuer. Les pays qui s’estiment avoir été pillés et volés, refusent de prêter des œuvres, interdisent leurs fouilles à certains pays, ou vont en justice. « C’est une réaction à la mondialisation » ose Édouard Planche, de l’Unesco. Il en est ainsi par exemple de la Grèce qui souhaite récupérer les frises du Parthénon conservées par la Grande-Bretagne ou des pays d’Amérique du Sud, particulièrement virulents, sans doute en raison du sort qu’ont fait subir les conquérants à leurs trésors.
Frise dite des jeunes filles, côté sud du Parthénon (British Museum)
« Le climat change également parce que des pays veulent se réapproprier leur riche passé à travers un patrimoine dispersé » explique dans l’article Thierry Bajou. « C’est une révolution intellectuelle », ajoute Jean-Jacques Neuer. « La Chine ne considère pas les objets d’art comme tels, mais comme des icônes constitutives de son histoire. C’est comme la rivière qui rejoint son lit. » Et de rappeler l’engagement de Mélina Mercouri qui, ministre de la culture dans les années 1980, réclamait déjà la restitution par la Grande-Bretagne des marbres du Parthénon. Krzysztof Pomian avance que la restitution de biens juifs, rendus possibles par l’ouverture des archives de différents États, a pu donner des idées à des pays dans leur « obsession identitaire », tandis que Jean-Jacques Neuer estime que l’inflation des prix dans l’art non occidental a pu aussi créer des convoitises.
Dans nombre de ces pays, les musées fleurissent qu’il faut bien remplir. Quoi de plus naturel que de souhaiter alors y voir présenter les patrimoines majeurs du territoire. D’abord en faisant la chasse aux voleurs, la plupart du temps en lien avec des vols patentés, des fouilles illégales et les nombreux trafics, ensuite en revendiquant le retour au bercail des œuvres appartenant officiellement aux institutions qui les détiennent. Sans doute, les démarches entreprises par les pays qui en ont les moyens concerneront-elles en effet tôt ou tard toutes les œuvres qui ont été, au cours de l’histoire, retirées de leur terre d’origine, soit à l’issue de conflits et donc de prises de guerre, soit à l’issue d’occupation et de pillages, soit à l’issue d’échanges commerciaux, parfois iniques.
Le Buste de Néfertiti La Pierre de Rosette
C’est ainsi que la Chine a envoyé une soixantaine d’experts pour recenser les œuvres chinoises à travers le monde et intervient de plus en plus souvent pour tenter de récupérer des objets « volés » présentés au cours de ventes. Égypte elle-même réclame officiellement le retour du buste de Néfertiti, actuellement en Allemagne ainsi que la Pierre de Rosette exposée en Grande-Bretagne.
On peut s’interroger sur la pertinence du musée universel, type « Le Louvre », par rapport au musée installé dans le pays source, retrouvant les pièces de son patrimoine. Cette question ne résout pas la notion de la propriété des œuvres qui, naturellement, devraient être restituées aux territoire d’origine, quitte à ce que ces œuvres circulent de par le monde, ambassadrices qu’elles sont de la culture et des patrimoines des territoires qui les ont vu naître. .. Bien entendu les capacités et les savoir faire pour assurer une parfaite conservation et préservation des œuvres doivent être rapidement données au pays en voie de développement afin de leur permettre de remporter ce défi. En s’y activant, il s’agit sans doute pour le moment de favoriser les prêts et de reconnaître la propriété des œuvres aux territoires de leur origine, qui, comme l’Afrique, n’a connu que des échanges à sens unique depuis 400 ans.
A cette dernière question, Sylvain Cypel répond par l’entremise de l’interview des deux avocats américains Lawrence Kaye et Howard Spiegler spécialisés dans les restitutions pour qui les deux discours s’opposant aux restitutions ne sont plus tenables, que ce soit la position du Metropolitan Museum de New York qui affirme que « Personne, encore moins un étranger, ne peut reprendre ce que nous avons légalement acquis » , s’appuyant pour cela sur les dates anciennes des pillages, ou que ce soit celle des musées occidentaux pour qui « ces œuvres font partie du patrimoine de l’humanité. Elles sont mieux protégées chez nous. » Ces deux avocats reconnaissent toutefois que les faits datant d’avant le XXème siècle sont plus difficilement plaidables.
Enfin le portrait dressé par Stéphane Foucart de Zahi Hawass, le patron du Conseil Supérieur des Antiquités égyptiennes est tout à fait éclairant de cette volonté de contrôler les fouilles et de voir revenir les œuvres hébergées hors de l’Égypte. A propos de la conférence ouverte au Caire la veille, dont il est l’initiateur et l’organisateur, conférence qui réunit seize pays décidés à récupérer leurs patrimoines dispersés à travers le monde, Zahi Hawass précise que : « L’Egypte a de l’expérience dans la récupération d’objets volés. Nous avons obtenu le retour de plus de cinq mille objets ces dernières années et nous voulons partager cette expérience avec ces [seize] pays et nous battre ensemble pour faire revenir chez nous ce qui nous appartient ». L’Égypte contrôle désormais les fouilles qui se déroulent sur son territoire, toute nouvelle trouvaille faisant l’objet d’une présentation officielle sur place avant que d’être dévoilée à l’extérieur. Cet article rappelle par ailleurs les raisons du refus de Monsieur Hawass de voir percer la pyramide de Kheops afin d’y découvrir une hypothétique chambre secrète, refus résumé par cette déclaration au Monde à l’époque : « Que diriez-vous si je venais percer des trous dans Notre-Dame ? » L’article se conclut sur cette affirmation éclairée d’un savant français : « Hawass incarne une nouvelle ère dans nos relations avec l’Égypte. Certains égyptologues et diplomates ne l’ont toujours pas compris. »
Pour aller plus loin...
Il me semble qu’une autre question, non abordée dans ce dossier, mériterait d’être posée –au moins pour éclairer peut être les blocages perceptibles-, qui concerne les origines de cet engouement pour les pièces et les œuvres antiques et exotiques. Je vais tenter, pour aborder ce sujet, de mobiliser des ouvrages que j’ai lus, plus ou moins récemment, et qui apportent des éléments pour esquisser une réponse ou des réponses à cette question.
La curiosité
Si l’Histoire nous apporte d’innombrables exemples de transfert d’œuvres d’art d’une région ou d’un pays dans un autre, souvent à la suite d’un conflit, soit pour « dédommager » le vainqueur et remplir ses caisses, soit pour lui permettre de régler son armée et ses dettes, soit encore pour la gloire, en tant que « trophées » exposés en privé ou au public, force est de constater que l’engouement prononcé pour les antiquités, jusqu’à en faire une mode, s’est inscrit dans notre histoire dès le milieu du XVème siècle.
C’est effectivement avec l’avènement des temps modernes, débutés à la disparition du dernier Empire issu de l’Antiquité, l’Empire Byzantin, à la chute de Constantinople en 1453, que la quête des antiquités va commencer à s’étendre et à s’organiser. Cet engouement peut être symboliquement daté au 18 janvier 1471, à l’ouverture au public (choisi !), par le pape Sixte IV, d’une galerie de sculptures antiques située dans l’actuel palais des conservateurs à Rome.
Gutenberg Nicolas CopernicLa seconde moitié du XVème siècle est en effet marquée par la redécouverte des géographes et des historiens anciens : Ptolémée, Pline l’ancien, Strabon,… dont les ouvrages, diffusés grâce à l’invention de l’imprimerie par Gutenberg en 1453-1455, vont exercer un influence déterminante sur le voyageur de la fin du XVème siècle et de la première moitié du XVIème siècle.
La terre devient ronde, le soleil, le centre de notre univers (1520, Copernic). La religion perd un peu de sa superbe et l’on peut commencer (timidement, puisque la doctrine de Copernic est mise à l’Index en 1616 et que Galilée est condamné à la suite de son odieux procès en 1633) à admettre qu’il n’y a pas qu’une seule vérité et que d’autres valeurs existent. On est donc potentiellement capable de changer le regard porté sur les autres, leurs croyances, leurs cultures et leurs patrimoines.
Domus Aurea Mosaïque découverte à la Domus Aurea
Au début du XVIème siècle, les importantes découvertes archéologiques réalisées comme celles de la Domus Aurea de Néron à Rome, favorise un nouveau type de voyage patrimonial particulier, celui des « antiquaires » (amateurs d’antiquités). Les premières collections telles, au tout début du XVIème siècle, celles du pape Jules II voient le jour. Mais c’est dans la seconde moitié du XVIème siècle, après que les navigateurs ont découvert les nouvelles terres, que des administrateurs et des religieux vont prendre la mesure des vestiges monumentaux qui témoignent de l’histoire de ces peuples. Citons quelques exemples :
Copan Muraille de Chine Zimbabwe
Don Diego Garcia de Palacio fait part de son émerveillement et décrit par le menu les ruines de la cité maya de Copãn Honduras; Les portugais découvrent les ruines du grand Zimbabwe qu’ils identifient par erreur à la cité mythique d’Orphir, lieu présumé des mines du roi Salomon. Mendes Pinto, pour sa part, consacre plusieurs pages à la grande muraille de Chine dans son ouvrage « Pérégrinations ».
Cabinets de curiosités Naturalia et Mirabilia
Les collections privées somptueuses se constituent tandis que les cabinets de curiosité accueillent les vestiges anciens acquis plus ou moins honnêtement par des voyageurs missionnés… On peut lire à ce sujet le superbe ouvrage d’Adalgia Lugli intitulé Naturalia et Mirabilia, Les cabinets de curiosités en Europe paru au éditions ADAM BIRO en 1998.
Il faut également, pour comprendre la naissance de cette fascination pour les antiquités et cet extraordinaire éveil de la curiosité, se pencher sur la vie des savants de ce siècle, la plupart Humanistes. Parmi eux il est passionnant de découvrir la vie de Nicolas-Claude Fabri de Peiresc, humaniste collectionneur (1580-1637), historien et archéologue, astronome et géographe, naturaliste et épistolier (il est l’auteur de plus de 10 000 lettres fournies), ami de Gassendi, en relation avec tous les esprits éclairés de son temps, de Saumaise à Rubens, des frères Dupuy à Hostenius, de Galilée à Malherbe. Je ne peux que renvoyer pour cela à l’ouvrage Nicolas-Claude Fabri de Peiresc, publié en 1980 à l’occasion du 400ème anniversaire de sa naissance par l’éditeur Raymond LIELENS de Bruxelles et à la biographie écrite par son ami Gassendi, Peiresc, le prince des curieux au temps du baroque, publiée dans la collection "un savant, une époque" chez Belin en 1992. En ce qui concerne la curiosité égyptienne de Peiresc, il faut se référer à l’excellent ouvrage de
Sydney H.Aufrère, La Momie et la Tempête, publié aux éditions A. Barthélemey à Avignon en 1990. Sydney Aufrère nous y conte la quête de l’Égypte par Peiresc, qui organise deux voyages vers les Echelles du Levant, et les innombrables difficultés rencontrées qui retarderont les collectes d’objet qui devaient permettre à Peiresc d’approcher la découverte de la signification des Hiéroglyphes et sans doute, s’il en avait eu le temps, d’en percer les mystères, deux siècles avant Champollion. Citons quelques lignes du texte situé au dos de l’ouvrage : « Dans le première moitié de XVIIème siècle, un homme consacre son énergie à se procurer des objets étranges provenant de tous horizons. Il voue à l’Egypte, son histoire, ses momies, ses hiéroglyphes et à la langue copte, dont il offrira au jésuite Athanase Kircher de multiples moyens d’en aborder l’étude, une part importante de ses investigations. Désireux de tout savoir sur ces Egyptiens, Nicolas Claude Fabri de Peiresc organise vers les Echelles du Levant, dans une Méditerranée où les navires se livrent une guerre de course ou pratiquent la piraterie, deux voyages dont la finalité est de réaliser un rêve : posséder un cabinet de curiosités égyptiennes et d’Histoire naturelle. Un capucin, le père Théophile Minuti, sera chargé de mener à bien cette opération, en liaison avec les consuls et les membres des Nations françaises au Levant. Naufrages, abordages, crainte des galères, peur des momies, et des objets égyptiens embarqués à bord des tartanes ou des vaisseaux, tempêtes violentes forment le quotidien d’un monde de pèlerins, de marins et de marchands. »L'approche scientifique
Mais c’est au cours du XVIIIe siècle que commencent à se dessiner la première approche scientifique de l’archéologie et celle des premiers musées ouverts au public.
Herculanum Pompéi
Les fouilles d’Herculanum et de Pompéi sont l’objet de démarches scientifiques rigoureuses. Celles-ci vont irrémédiablement s’étendre à l’art et au patrimoine. Il s’agit d’en organiser dès lors l’étude et de les faire connaître largement. Pour cela de très nombreux savants ainsi que des peintres sont envoyés en Italie, en Grèce, puis, plus tard, en Égypte. Les fouilles à Rome, en Campanie et en Grèce sont documentées par de nombreux artistes. Songeons à Hubert Robert par exemple, le dessinateur de sanguines et le peintre des ruines antiques, ou encore au courant néo classicisme qui prend comme modèle l’art antique et plus généralement toutes les valeurs liées à la civilisation classique (Giambattista Piranesi).
Œuvres d'Hubert Robert
Le Louvre Le Pont du Gard
Des publications prestigieuses se succèdent dans les dernières années du siècle, générant un engouement pour le patrimoine archéologique et monumental et pour le patrimoine naturel et ethnographique (James Cook publie un ouvrage de gravures superbes qui installent durablement les représentations exotiques du « bon sauvage », de la vahiné, de la végétation luxuriante et des îles de rêve…).
Lapérouse à l’île de Pâques La mesure du Sphinx
Bougainville Page de l'édition originale
Les grands voyageurs de la circumnavigation (Bougainville, Lapérouse, la Billardière,…) vont installer avec leurs « encyclopédies du rêve », un imaginaire durable du voyage qui est encore le nôtre et ramener de leurs expéditions des objets, bibelots, curiosités, et statuaires, pris ou échangés, suivant le cas, contre de la pacotille...
Il faut relire avec délectation, surprise et un goût de vanille dans la bouche, le Voyage autour du monde par Bougainville (1771), suivi du Supplément au voyage de Bougainville par Diderot (1772). Le premier texte se révèle, au delà du récit des aventures maritimes de la Boudeuse et la flûte l’Étoile, être une véritable œuvre littéraire, par la qualité de son style et par le choix de l’évènement le plus propre à faire vivre l’aventure au lecteur. Quant au second, qui a pour sous titre « Sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas », il s’agit pour Diderot, en imaginant un dialogue entre A et B, de philosopher en abordant les thèmes qui lui sont chers et qui marquent la limite de son matérialisme, que sont la nature de l’homme, sa place dans le monde, le sens de son destin, le moyen de fonder une morale.
Les musées voient le jour dès le milieu du XVIIIe siècle, héritiers qu’ils sont des galeries privées et des cabinets de curiosité. Une politique de protection des monuments et des objets est mise en place dès 1790 pour lutter contre les risques de destruction massive des biens du Clergé, de ceux des émigrés et de la couronne. A noter qu’au début du XVIIIe siècle paraît en France, puis en Angleterre, la traduction des Mille et une Nuits qui va avoir une influence considérable sur l’intérêt porté à l’Orient et, que dès 1717, lady Montagu visite la Turquie, suivie par d'autres curieuses qui se rendent en Palestine, en Syrie, en Egypte et jusqu'en Perse. Face à la quasi-séquestration des Orientales, elles découvrent la liberté des femmes occidentales, prennent conscience du rôle qu'elles peuvent jouer dans la société, et communiquent leurs impressions de
voyages comme par exemple dans le conte Rêve d'Orient, de Barbara Hodgson récemment republié au Seuil.Ces aristocrates et riches bourgeoises, très peu nombreuses, soucieuses de leur confort et ne se déplaçant qu'escortées par leur domesticité, constituent pourtant une « escouade » avancée d’un mouvement de voyageurs curieux, fondé sur la découverte de l’étrange et de l’étranger, qui trouvera son plein développement au XIXème et surtout au XXème siècles.
L'émergence du patrimoine
C’est au cours du XIXème siècle que la notion de patrimoine s’impose. Les procédures de protection et de mise en valeur des sites et des monuments s’institutionnalisent (création de la CNMHS : Interventions de Prosper Mérimée et d’Eugène Viollet-le-Duc, Inspecteurs des Monuments Historiques)
Les grandes collections de guides de voyage voient le jour. Tous vantent les patrimoines, à découvrir sur place dans les pays à visiter. Les monuments, les sites bâtis historiques ou religieux, les sites naturels, les musées acquièrent peu à peu un statut « officiel » d’attraction touristique, de témoins incontournables du pays, et sont désormais très fréquentés.
Après avoir publié ses récits de son voyage au Royaume de Naples, Dominique Vivant Denon produit entre 1809-1830 la monumentale Description de Égypte, dont chaque volume, attendu avec impatience, génère des commentaires enthousiastes relayés par les revues et les magazines qui se multiplient, se lisent et se transmettent. Cette publication installe l’égyptomania en Europe. Elle vient d’être republiée sous forme d'un Cdrom remarquable contenant des suppléments fort bien faits et passionnants.
Dominique Vivant Denon Carte de l'expédition
La gloire empruntée
Les politiques s’en mêlent qui veulent tous symboliser la puissance des nations dominantes en exposant aux yeux du public des trophées monumentaux pris dans les colonies, ou les territoires assujettis. Bonaparte et sa conquête de Égypte a laissé des traces… C’est à cette époque que Paris va voir se dresser les obélisques et les arcs de triomphe installés à des emplacements stratégiques et symboliques.
Des intellectuels vont s’élever contre ces implantations monumentales qu’ils considèrent déjà comme du pillage, comme du dévoiement de monuments et d’objets sacrés, porteurs de sens et de valeurs pour les peuples et les sociétés qui en sont à l’origine et ne possédant leur signification et leur raison d’être que sur les sols qui les ont vus naître.
Parmi eux, Pétrus Borel stigmatise, dans un pamphlet radical, L’Obélisque de Louqsor, la médiocrité de la société bourgeoise, incarnée par son roi Louis Philippe, qui doit piller les antiquités et les mettre en scène pour se glorifier. Ce roi, que Pétrus Borel avait vilipendé dans l’introduction de ses Rhapsodies en ces termes : « A ceux qui diront : Ce livre a quelque chose de suburbain qui répugne, on répondra qu’effectivement l’auteur ne fait pas le lit du roi. D’ailleurs, n’est-il pas à la hauteur d’une époque où l’on a pour gouvernants de stupides escompteurs, marchands de fusils, et pour monarque, un homme ayant pour légende et exergue : ‘Dieu soit loué, et mes boutiques aussi !’ » est décrit dans L’Obélisque de Louqsor comme: « Un homme aux mains crochues, portant pour spectre une pince ; une écrevisse de mer géante ; un homard n’ayant point de sang dans les veines, mais une carapace de sang répandu ».
C’est également l’expression de la revendication de la qualité, du courage et du savoir faire des jeunes artistes contemporains, talentueux, mais, justement pour cela, soigneusement ignorés de cette bourgeoisie que Pétrus Borel exècre pour sa petitesse, sa trivialité, son mauvais goût de parvenus, et le mépris dans lequel ils tiennent les jeunes artistes contemporains « tandis qu’on refuse à de jeunes et grands artistes un peu de marbre, un peu d’or, pour immortaliser la France glorieuse, et leur génie qui s’éteint dans le désœuvrement et la douleur ».
Ce pamphlet est une dénonciation d’un temps où on laisse se disperser des collections de chefs-d’œuvre et s’écrouler et disparaître des patrimoines architecturaux du passé, irremplaçables, chargés d’Histoire et de mémoires, vilement convertis, pour certains, en entrepôts et en fabrique.
Dénonciation enfin du pillage systématique des « colonies », auxquelles on vole sans vergogne ni considération les vestiges de leur passé, de leur histoire, de leur culture et de leur civilisation pluri millénaire pour venir les planter là, au beau milieu des places et sur les boulevards, totalement désincarnés, privés de sens, « Chaque chose n’a de valeur qu’en son lieu propre, que sur son sol natal, que sous son ciel. », réduits à des objets de décor inutiles et vains, censés glorifier une société de pilleurs dont le « bruyant étalage d’affection pour l’art et l’antiquité n’est qu’une impudente parade ». Et tout cela pour « étonner le vulgaire par des bizarreries », pour que « quelques cent mille niais fassent Ho !!! » et pour que s’ébahissent « quelques centaines de paysans de la banlieue ».
Pétrus Borel le Lycanthrope, tombé dans l’oubli comme de nombreux auteurs bouillonnant de cette première moitié du XIXème siècle, commence heureusement peu à peu à sortir de l’ombre.
Jean-Luc Steinmetz son biographe et spécialiste a permis les rééditions de Champavert. Contes immoraux et de Madame Putiphar, que ce soit chez Régine Deforges, au Chemin Vert ou chez Phébus dans les années 1970-2000.
Rhapsodies, le recueil de poèmes que Pétrus Borel publia en 1832, vient d’être réédité aux éditions Fougerouse, sises dans le Rhône, avec son pertinent et corrosif préliminaire.
Enfin, nous pouvons annoncer la publication par nos soins, fin mai, d’Escales à Lycanthropolis, ouvrage regroupant dix principaux textes de Pétrus Borel (en dehors de son roman inclassable Madame Putiphar). Ces textes sont chacun contextualisés et enrichis d’une introduction « mystologique » et d’une remarquable mise en perspective que nous devons à Olivier Rossignot, au côté des témoignages de Charles Baudelaire et d’André Breton, tous deux fervents admirateurs du lycanthrope. Pour en savoir plus cliquer ici.La notion de patrimoine s'étend
Après 1850, la nature des collections, démarrée avec les Beaux Arts et les Antiquités, évolue et s’ouvre à d’autres thèmes : technique, histoire naturelle, armée, préhistoire, ethnographie (ex : musée ethnographique du Trocadéro inauguré à l’occasion de l’exposition Universelle de 1878). Parallèlement, entre 1815 et 1890, en France, les musées passent de 30 à 300 !
Les Expositions Universelles vont également contribuer à révéler des destinations exotiques et participer à donner le goût au voyage, d’autant plus que, complémentairement, les progrès techniques favorisent l’apparition de moyens « modernes » de voyager. N’oublions pas également le rôle joué par des magazines comme « L’illustration » qui, réservant une large place à des récits de voyages, d’expéditions, de fouilles et de découvertes, largement iconographiés, au début par le dessin, parfois rehaussé de couleurs, puis par la photographie, contribuent à installer cet intérêt développé pour les pays étrangers et leurs curiosités patrimoniales.
Exposition Universelle de Paris 1878 Affiche Exposition de Lyon en 1894
De très nombreux récits de voyages, plus ou moins romancés [Comme, parmi tant d’autres :Voyages en Amériques de Chateaubriand paru en 1826, Les promenades dans Rome (1817) et les Mémoires d’un touriste (1838) de Stendhal ou encore Tra los Montes (1843) qui relate les impressions de voyages en Espagne de Théophile Gautier], ainsi que des guides touristiques (Johanne, qui deviendra les guides bleus, Baedeker), se multiplient.
Des auteurs situent le cadre de leurs romans dans ces univers exotiques : d’un côté, des romans situés au-delà des mers, à la nouvelle France (l’île Maurice) par exemple, là où la beauté de la nature, entre les tropiques, encourage à trouver le bonheur en vivant suivant la nature et la vertu, pour le roman de Bernardin de Saint Pierre, Paul et Virginie (1788), ou dans le nouveau monde, qui évoque l’épopée des hommes de la nature, non pervertis par la société, confronté à la religion, pour les romans de Chateaubriand Atala ou les amours de deux sauvages dans le désert (1801) ou Le Dernier Abencérage (1826) ; de l’autre des fictions romanesques et des poésies qui font revivre les civilisations étrangères, présentes ou disparues et mettent en scène les patrimoines exotiques comme Le roman de la Momie (1858) de Théophile Gautier ou encore les Poèmes Antiques et les Poèmes Barbares (1862-1878) de Leconte de Lisle, les premiers poèmes consacrés surtout à la Grèce, les seconds aux mondes considérés comme barbares par les gréco-romains.
Rappelons que c’est en 1844 qu’a lieu la première croisière touristique culturelle en Méditerranée !
Par ailleurs c’est au XIXe siècle que se révèlent de véritables exploratrices. Bizarrement, c'est pour soigner une santé réputée fragile que, à 40 ans, l'Anglaise Isabelle Bird part, en 1873, courir le monde. Elle n'abandonne ni son corset ni ses robes jusqu'aux chevilles. Si, à Hawaii, pour gravir un volcan et chevaucher sur une selle de cow-boy, elle adopte le pantalon, elle le dissimule sous une longue jupe, accoutrement qu'elle conservera en Amérique, ce qu'elle racontera dans Voyage d'une femme aux montagnes Rocheuses puis lors d'autres voyages jusqu'en Extrême-Orient. Il en va de même de la Hollandaise Alexandra Tinne, à l'immense fortune, qui s'en va à la recherche des sources du Nil à la tête d'une caravane de deux cents chameaux, dont la tente est meublée comme un boudoir, et qui finira tuée d'un coup de pistolet par les Touaregs. L'odieuse Autrichienne Ida Pfeiffer n'abandonne pas ses préjugés. Sa pudeur ne souffre aucun compromis et elle préférera rester des jours sans se dévêtir, conservant sa crasse et sa vermine, plutôt que de se baigner devant des indigènes qui, eux, vivent nus. Elle effectuera deux tours du monde, écrira cinq livres, dont Voyage d'une femme autour du monde en 1846 , jugeant les Malgaches «encore plus affreux que les Nègres ou les Malais». Elle remontera les rivières à Bornéo, sera accueillie par les tribus des Dayaks coupeurs de têtes sans jamais abandonner son caractère acariâtre.
Après la révolution du 1848 avec le second empire, les musées et le patrimoine monumental ont une vocation éducative destinée à « porter le système de valeurs qui privilégie à la fois la rationalité universelle et le nationalisme le plus explicite » selon les textes officiels. Ainsi, les monuments et les sites considérés comme nationaux symbolisent-ils tous, un aspect du génie national religieux, architectural ou militaire, que l’on songe au Mont St Michel, à Vézelay, à Chambord, à Reims, à Fontainebleau.
Le Mont St-Michel Vezelay
Château de Chambord Fontainebleau
Le patrimoine devient identitaire
Ces monuments et ces sites correspondent à la chronologie de l’histoire de France simple et valorisante, enrichie de personnages héroïques : Roland, Jeanne d’Arc, Bayard, Sully, Colbert,… L’Europe entière mène de la même manière un travail considérable sur la valorisation et la communication de sa mémoire dans le but de renforcer l’unité de chaque nation.Avec l’apparition de la photographie, on hiérarchise les lieux à visiter en imaginant des mythes et des légendes qui s’y attachent et l’on renforce ainsi la notion de patrimoine rattaché au territoire.
Au XXème siècle, les mœurs ont changé. Les images des hauts lieux patrimoniaux, inventés au XIXe siècle sont largement diffusés, installant la légitimité des destinations touristiques. Le patrimoine culturel intéresse principalement les groupes constitués de clientèles aisées (enseignants, commerçants, professions libérales) qui s’adressent à des voyagistes. Les clientèles populaires ne sont pas intéressées par le patrimoine.
Je voudrais ici faire un clin d'œil à des amis de la toile, Sylvaine, David et Edwood, sans oublier bien entendu Irma, et vous proposer un zoom sur quelques aventurières qui ont sillonné le monde au XXème siècle et qui, par les écrits qu’elles ont produits (et que j'ai eu l'extrême joie de lire, d'où une liste très incomplète, bien entendu), qui vont bien au-delà des simples récits, et les attentions qu’elles ont portées aux hommes et aux femmes des régions par elles sillonnées ou découvertes, ont très largement contribué, au même titre que, parmi de nombreux autres, Michel Leiris ou Claude Levy-Strauss, à modifier l’approche des antiquités et des objets exotiques rapportés en souvenir ou en témoignages des pays traversés.
Née à Genève en 1877, Isabelle Eberhardt s'éprend du désert à 20 ans, se convertit à l'islam, prend pour amant un lieutenant de spahis indigène. Surnommée par Lyautey la «réfractaire», cette femme tourmentée rencontre l'apaisement au Sahara avant de trouver la mort, à 27 ans, dans la crue d'un oued. Ses récits ont été rassemblés sous le titre Ecrits sur le sable. Autre amoureuse du désert, Odette du Puigaudeau, née à Saint-Nazaire en 1894, y passe un an en 1934. Elle publie Pieds nus à travers la Mauritanie, puis après divers voyages, notamment de Tombouctou à Taoudenni, fait paraître Le sel du désert. C'est aussi à Genève que naît en 1903 Ella Maillart, l'une des plus étonnantes aventurières de son temps. Elle sera marin, participant avec Hermine de Saussure à la première croisière féminine sur Perlette, mais surtout exploratrice en Inde, en Asie, au Népal. Elle publiera Des monts Célestes aux sables Rouges, et racontera sa traversée de Pékin au Cachemire avec Peter Fleming dans Oasis interdites. A la question: «Pourquoi voyager?», elle répondait: «Pour trouver ceux qui savent encore vivre en paix.» Alexandra David-Néel, née à Paris en 1868, entreprend, en 1923, un extraordinaire voyage à pied. Déguisée en mendiante, elle chemine pendant plus de 3000 kilomètres et est la première Occidentale à pénétrer dans Lhassa, la ville interdite, une odyssée qu'elle racontera dans Voyage d'une Parisienne à Lhassa. Philosophe, orientaliste, convertie au bouddhisme, l'exploratrice s'est éteinte à l'âge de 99 ans à Dignes-les Bains dans sa demeure tibétaine qui constitue aujourd’hui l’un des lieux culturels les plus visités des Alpes de Haute Provence. Un remarquable ouvrage, très documenté, Aventurières en crinoline, de Christel Mouchard, (Points/Seuil) est consacrée à ces femmes exceptionnelles qui ont sillonné le monde.
Les Voix du SilenceNous ne pouvons bien entendu pas passer sous silence les deux principaux ouvrages qu’André Malraux a consacré à ce thème que sont le remarquable livre Les Voix du silence, (version condensée des trois tomes de La Psychologie de l’Art), paru au "Galerie de la Pléïade" chez Gallimard en 1951), et bien entendu Le Musée imaginaire de la sculpture mondiale, publié en trois tomes entre 1952 et 1955 à la "Galerie de la Pléïade" chez Gallimard, ni l’ouvrage de Roger Garaudy Comment l’homme devint humain, paru dans la collection "l’épopée humaine" aux éditions j.a. en 1978, dont l’objectif, proclamé par l’auteur dans sa courte et efficace introduction, est de « montrer qu’il faut changer la perspective de l’histoire, qu’il n’est plus possible , après la décolonisation, de porter sur elle un regard qui ne soit qu’européen, comme si l’Europe avait été le seul centre d’initiative historique, la seule créatrice de valeurs. »
A partir des années 80, l’offre patrimoniale fondée à la fois sur la présentation des collections d’objets permanentes, à la fois et de plus en plus sur des expositions évènementielles temporaires exemplaires, internationales, enfin sur la médiation de la découverte des sites patrimoniaux bâtis, progresse très rapidement. Les partenaires publics et privés intensifient et diversifient leurs interventions. Les supports de communications multiplient les possibilités de découverte.
Le patrimoine, élément essentiel de l’identité nationale, du développement du tourisme, se trouve ainsi investi d’une nouvelle fonction économique. Ainsi, au-delà de la mondialisation qui incite les pays, les régions, les territoires à asseoir une identité, une existence propre pour s’individualiser afin de ne pas disparaître dans la masse confuse et indifférenciée, le patrimoine retrouve sa dimension singulière, identitaire, augmentée d’un formidable pouvoir de développement économique, social et culturel. N’est-ce pas là, dans le fond, le véritable enjeu de ces « batailles » qui s’annoncent ?
Desmodus 1er