Ne comptez pas sur Richard Brautigan pour vous torcher un polar dans les règles du genre. Le chantre de la beat génération et des années hippies, qui a surfé toute sa vie sur des liquides et des substances divers, ne peut évidemment respecter les codes et les conventions.
Il s'amuse à reprendre les clichés de départ du roman policier: son héros est un privé miteux, qui a de la peine à payer son loyer et a dû se séparer de sa secrétaire.
Sauf que chez Brautigan, c'est poussé à bout: le héros n'a plus un habit propre, ses chaussettes sont dépareillées, il a changé les ampoules de chez lui pour des voltages plus faibles afin de ne plus voir le dépotoir qu'est devenu son appartement.
Bref, on lui propose une affaire: voler un cadavre à la morgue. Il a un plan, il connaît l'employé, et tout se passerait bien s'il n'y avait pas sa maman, qui l'accuse d'avoir tué son père, des noirs qui veulent le transformer en daube à coups de rasoirs, une blonde riche qui siffle de la bière comme moi de l'oxygène, un flic tellement autoritaire qu'il lui suffit de parler doucement aux tueurs pour que ceux-ci lui apportent gentiment leur pistolet...
De plus, notre homme passe son temps à rêver. Il s'imagine à Babylone avec tout ce qui lui manque dans la vie réelle, et quand il se plonge dans ses fantasmes, il oublie de descendre du bus, de répondre à des questions, de faire ce qu'il devrait simplement faire pour survivre décemment.
Enfin, après 200 pages extravagantes, le type se retrouve comme au début, pas plus avancé sinon qu'il a un cadavre dans son réfrigérateur. Il n'a rien compris à ce qui s'est passé, et nous non plus.
Un privé à Babylone est loufoque, irrésistible et poignant. Un peu plus qu'un polar: quelque chose qui parle de l'existence, et elle est illogique, pleine de surprises, sans espoir, drôle et triste, heureusement parfois transfigurée par la fiction.
Richard Brautigan, Un privé à Babylone, 10/18