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Bressol et Chaverot: libre circulation des étudiants et réalisme économique

Publié le 13 avril 2010 par Duncan

CJUE, arrêt du 13 avril 2010, Bressol et Chaverot, C-73/08. Conclusions de l'AG.

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Un arrêt très important a été rendu aujourd'hui.

Les faits sont assez simples. Pour faire face au grand nombre d'étudiants issus d'autres Etats membres (surtout français) venant faire leurs études en Belgique (surtout en facultés de médecine vétérinaire et de kinésithérapie) afin d'éviter les contraintes de leur pays d'origine (concours très sélectif), la Communauté française de Belgique (compétente en matière d'organisation de l'enseignement pour les francophones de Belgique) a adopté un décret limitant le nombre de "non-résidents" admis à s'inscrire dans certaines universités et hautes-écoles. Les "non-résidents" ne peuvent pas représenter plus de 30% des inscrits dans ces cursus. S'ils sont plus nombreux, ils sont alors tirés au sort.

Ce n'est pas le premier système mis en place par la Belgique qui a déjà été condamnée par le passé. Toutefois, un changement a eu lieu entretemps: en effet, la Commission européenne avait annoncé le gel des poursuites contre la Belgique pendant une durée de cinq ans.

Bref, l'arrêt de la Cour était très attendu. Il déçoit. En effet, c'est au final la juridiction nationale de renvoi qui devra se prononcer sur l'ensemble des questions les plus délicates.

Mais détaillons...

Les deux premières questions préjudicielles portent sur le point de savoir "si le droit de l’Union s’oppose à une réglementation d’un État membre, telle que celle en cause au principal, qui limite le nombre d’étudiants non-résidents pouvant s’inscrire pour la première fois dans des cursus médicaux et paramédicaux auprès d’établissements de l’enseignement supérieur, lorsque cet État est confronté à un afflux d’étudiants en provenance d’un État membre voisin à la suite d’une politique restrictive menée par ce dernier État et lorsque cette situation a pour effet que trop peu d’étudiants résidant dans ce premier État membre obtiennent leur diplôme dans lesdits cursus".

La Cour rappelle, tout d'abord, que les Etats demeurent libres d'organiser leur système éducatif comme bon leur semble. Toutefois, ils doivent s'abstenir, ce faisant, de porter atteinte aux libertés garanties par le Traité en l'occurrence la libre circulation des citoyens.

La Cour n'exclut pas que la directive 2004/38, en son article 24, s'applique à certains étudiants ayant déjà séjourné en Belgique. Toutefois, elle ne dispose pas des éléments nécessaires pour l'affirmer de manière certaine. Dans le doute, elle fonde donc le reste de son raisonnement sur les articles pertinents du Traité (18 et 21 TFUE).

En se basant, pour son application, sur un critère de résidence, la législation belge fonde une inégalité de traitement entre les citoyens belges et les citoyens d'autres Etats membres. En effet, "une condition de résidence, telle que celle exigée par cette réglementation, est plus aisément remplie par les ressortissants nationaux, qui ont leur résidence le plus souvent en Belgique, que par les ressortissants d’autres États membres, dont la résidence est en revanche située, en règle générale, dans un autre État membre que la Belgique" (point 45).

Affectant davantage "par sa nature même" le sort des citoyens étrangers, elle constitue une discrimination indirecte. Et revoilà relancé le débat sur la distinction entre mesures indistinctement applicable affectant davantage les produits/personnes/services étrangers et les mesures indirectement discriminatoires... Mais passons...

La Cour accueille les justifications tirées de raisons impérieuses d'intérêt général avancées par la Belgique. Ainsi, sur la mise en danger des finances de la Communauté française de Belgique, elle entend l'argument mais l'écarte car il serait non-pertinent: "la charge financière ne constitue pas un motif essentiel ayant justifié l’adoption du décret (...). En effet, selon ces explications, le financement de l’enseignement est organisé sur la base d’un système d’«enveloppe fermée» dans lequel l’allocation globale ne varie pas en fonction du nombre total d’étudiants" (point 50). On s'étonne que la Cour ne soulève pas l'argument, orthodoxe, tenant au fait qu'une raison d'ordre purement économique ne peut pas justifier une entrave aux libertés.

Elle écarte également la justification tirée de la protection de l'homogénéité de l'enseignement au motif que ce motif rejoint celui de la protection de la santé publique qu'elle examine plus en détails.

En effet, la Belgique, soutenue par l'Autriche qui rencontre le même genre de problèmes avec les étudiants allemands, "affirme que la réglementation en cause au principal est nécessaire pour atteindre l’objectif consistant à assurer la qualité et la pérennité des soins médicaux et paramédicaux au sein de la Communauté française de Belgique". L'accroissement du nombre d'étudiants entraine une perte de la qualité de l'enseignement (notamment par l'impossibilité d'organiser des travaux pratiques) mais également, à long terme, par une réduction du personnel médical belge, les étudiants étrangers formés en Belgique rentrant chez eux leurs études terminées.

Et c'est sur ce point que l'arrêt de la cour s'écarte notablement des conclusions de l'Avocat général traduisant, selon moi, la volonté de ménager l'Etat belge et respecter la trêve décidée par la Commission européenne. En effet, de manière très surprenante, la Cour rend une "non-décision" sur ce point.

Aux points 63 et 64, la Cour énonce que s'il "convient d’apprécier si la réglementation en cause au principal est propre à garantir la réalisation de cet objectif légitime et si elle ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre (...) il appartient en dernier ressort au juge national, qui est seul compétent pour apprécier les faits du litige au principal et pour interpréter la législation nationale, de déterminer si et dans quelle mesure une telle réglementation satisfait à ces exigences". On a connu la Cour de Justice beaucoup plus dirigiste! Le rappel (opportun) de cette faculté de renvoi au juge national masque mal le malaise de la juridiction européenne. La Cour se contente donc de donner des indications très générales à la cour constitutionnelle belge (la juridiction de renvoi) qui sera, in fine, seul juge de cette affaire.

La Cour indique ainsi que "dans le cadre de l’appréciation de ces risques [pour la santé publique], la juridiction de renvoi doit prendre en considération, tout d’abord, que le lien entre la formation des futurs professionnels de la santé et l’objectif visant à maintenir un service médical de qualité, équilibré et accessible à tous n’est qu’indirect et moins causal que le lien entre l’objectif de la santé publique et l’activité de professionnels de la santé déjà présents sur le marché (...). L’appréciation d’un tel lien dépendra en effet notamment d’une analyse prospective qui devra extrapoler à partir de nombreux éléments aléatoires et incertains et tenir compte de l’évolution future du domaine de la santé concerné, mais aussi de l’analyse de la situation telle qu’elle se présente au départ, à savoir actuellement" (point 69). Bref, l'appréciation sera complexe.

Ensuite, elle ajoute que "lorsque des incertitudes subsistent quant à l’existence ou à l’importance de risques pour la protection de la santé publique sur son territoire, l’État membre peut prendre des mesures de protection sans avoir à attendre que la pénurie des professionnels de la santé se matérialise. Il doit en aller de même en ce qui concerne les risques pour la qualité de l’enseignement dans ce domaine" (point 70). Bref, le doute profite à l'accusé :-).

Toutefois, c'est bien à l'Etat belge, ici la communauté française de Belgique, à fournir à la juridiction de renvoi les preuves chiffrées démontrant la réalité de ce risque. En résumé, si la Communauté parvient à démontrer, chiffres à l'appui, que ce risque est susceptible de se matérialiser, il est normal qu'elle prenne des mesures en amont sans attendre qu'il se réalise effectivement. La Cour donne d'autres explications, passablement alambiquées, sur le contenu de ces études chiffrées. De toute façon, en renvoyant la "patate chaude" à la Cour belge, elle perd peu ou prou le contrôle sur cette affaire.

L'Etat devra également démontré en quoi la mesure est propre à garantir cet objectif. Pour ce faire, notamment, il faudra vérifier s'il ne "pourrait être atteint par des mesures moins restrictives qui viseraient à encourager les étudiants accomplissant leurs études dans la Communauté française à s’y installer au terme de leurs études ou qui viseraient à inciter les professionnels formés en dehors de la Communauté française à s’installer au sein de cette dernière" (point 78). La Cour est également dubitative sur le système du tirage au sort pour décider quels étudiants non-résidents seront admis ou non (point 81): un système fondé sur la compétence et la motivation lui parait plus approprié.

Pour le surplus, la Cour écarte toute limitation dans le temps de l'arrêt dans l'hypothèse où la Cour constitutionnelle belge viendrait à considérer le décret contraire au droit européen; ainsi que la possibilité de la Belgique de se prévaloir du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels pour contrarier l'application des articles 18 et 21 TFUE.

Bref, en conclusion, cet arrêt n'apporte pas de solution nette au conflit en cours.  En préliminaire, je précise que les considérations qui suivent sont d'un ordre purement juridique: si, politiquement, cet arrêt se comprend tout-à-fait, et soulagera le pouvoir organisateur, le raisonnement juridique qui le sous-tend soulève quelques questions.

Premier point à soulever, plus pour l'anecdote puisque ce fait est relativement rare sans être exceptionnel, la Cour s'écarte des conclusions de son avocat général. 

Ensuite, second point, le rappel, très opportuniste, du principe de l'appréciation des faits par la juridiction de renvoi couplé à une approche en termes de santé publique qui fait la part belle à la compétence nationale (ce qui n'est pas propre à cette affaire, la cour se fonde au contraire fortement sur une jurisprudence pharmaceutique antérieure) laissent un goût étrange en bouche, celui d'être en face d'une "non-décision" ou d'une "vraie-fausse décision". Il faudra un jour que soient explicitées plus clairement les circonstances qui justifient une appréciation très pointues (et dirigistes) des faits par la Cour de celles qui impliquent un renvoi à l'appréciation quasi souveraine (sous réserves des indications plus ou moins précises de la Cour) de la juridiction de renvoi. Le principe de proportionnalité étant, en pratique, le coeur de la plupart des débats dans ce type d'affaire, un tel renvoi n'est en effet pas anodin.

Dernière conclusion. C'est donc, au final, la Cour Constitutionnelle belge qui devra trancher les questions les plus délicates touchant à l'application du principe de proportionnalité. En pratique, le décret semble avoir traversé la phase la plus aigüe des turbulences juridiques auxquelles il pouvait être soumis. La suite au prochain numéro mais, sauf nouveau retournement de situation, la voie royale semble ouverte pour une validation de celui-ci, ce qui constituera très certainement un soulagement pour la Communauté française de Belgique.

Photo: vétérinaire, source wikimédia.


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