Si nous étudions les lois générales de la perception, nous verrons qu’en
devenant habituelles, les actions deviennent automatiques. Ainsi, par exemple,
toutes nos habitudes s’en vont dans la sphère de l’automatisme
inconscient ; si quelqu’un se souvient de la sensation qu’il a eue en
tenant pour la première fois une plume en main ou en parlant pour la première
fois dans une langue étrangère, et si cette personne compare cette sensation
avec celle qu’il éprouve lorsqu’il effectue cette action pour la dix millième
fois, il partagera sans doute notre avis. C’est le processus d’automatisation
qui explique les lois de notre discours prosaïque, avec sa phrase inachevée et
son mot prononcé à moitié.
(...)
« Je passais le chiffon dans la pièce et, faisant le tour, m’approchai du
divan et ne pus me rappeler si je l’avais essuyé ou non. Comme ces gestes sont
habituels et inconscients, je ne pouvais pas m’en souvenir et sentais qu’il
m’était déjà impossible de le faire. Si quelqu’un de conscient m’avait vu, il
aurait pu restituer mes gestes. Mais si personne n’a vu ou si quelqu’un voit,
sans en avoir conscience, si toute la vie de bien des gens s’écoule inconsciemment,
c’est comme si cette vie n’avait pas eu lieu » (Notes du journal de Lev
Tolstoï, à Nikolskoïé, 29 février 1897, Annales, décembre 1915, p. 354).
Ainsi la vie d’écoule-t-elle, tombant dans le néant. L’automatisation dévore
les objets, les habits, les meubles, votre épouse et la peur de la guerre.
« Si toute la vie complexe de bien des gens s’écoule inconsciemment, c’est
comme si cette vie n’avait pas lieu. »
Et voilà que pour rendre la sensation de la vie, pour ressentir les objets,
pour faire de la pierre une pierre, il existe ce qu’on appelle l’art. Le but de
l’art est de délivrer une sensation de l’objet, comme vision et non pas comme identification
de quelque chose de déjà connu ; le procédé de l’art est le procédé
« d’étrangisation » des objets, un procédé qui consiste à compliquer
la forme, qui accroît la difficulté et la durée de la perception, car en art,
le processus perceptif est une fin en soi et doit être prolongé ; l’art
est un moyen de revivre la réalisation de l’objet, ce qui a été réalisé
n’importe pas en art.
(...)
En étudiant le discours poétique tant dans ses constituants phonétiques et lexicaux
que du point de vue du caractère de la disposition des mots et de celui des
constructions sémantiques constituées par les mots, nous rencontrons partout la
même marque de ce qui fait l’artistique, nous voyons que l’artistique est conçu
sciemment pour créer une perception affranchie de l’automatisme et aussi que
son image représente le but du créateur, qu’elle est fabriquée
« artificiellement » pour que la perception s’attarde sur elle et
atteigne là sa force et sa durée maximales, l’objet n’étant pas alors perçu
dans sa spatialité, mais, pour ainsi dire, dans sa continuité. La « langue
poétique » satisfait ces conditions. Pour Aristote, la langue poétique
doit avoir un caractère étranger, étonnant ; en pratique, c’est souvent
une langue étrangère : le sumérien pour les Assyriens, le latin dans
l’Europe du Moyen Age, les arabismes chez les perses, le vieux-bulgare comme
base du russe littéraire, ou bien une langue élevée comme la langue des
chansons populaires, proche de la langue littéraire. S’y rattachent les
archaïsmes si largement répandus dans la langue poétique, la complicationde la langue du dolce stil nuovo (XIIe siècle), la langue d’Arnaud
Daniel avec son style obscur et ses formes compliquées (harte) qui supposent
des difficultés de prononciation (Diez, Leben und Werke der Troubadour,
p. 213). Dans son article, L. Iakoubinski a mis en évidence la loi de
complication pour la phonétique de la langue poétique dans le cas fréquent de
répétition de sons analogues. De la sorte, la langue poétique est une langue
difficile, complexifiée, encombrée d’obstacles.
Victor Chklovski, L’art comme procédé (1917), traduit du russe par Régis
Gayraud, Allia, 2008
Par Daniel Pozner
sur
Victor Chklovski, écrivain russe et théoricien de la littérature
(1893-1984)